Algérie

La lila, un rituel de transe définition et déroulement



La lila, un rituel de transe  définition et déroulement


Dans la plupart des villes, et en particulier à Meknès, Fès, Salé et Casablanca, la lila est une pratique très répandue chez les adeptes de la confrérie Aïssawa. Il s'agit d'un rituel de transe qui se déroule de la manière suivante : Peu après la prière de l'al-'icha, dernière prière de la journée, les membres d'un groupe Issawa ou "Taifa Issawiya" se tiennent prêts à une centaine de mètres de la maison qui accuellira la soirée, la lila. L'hôtesse de maison (en arabe marocain : "moulat dar") ayant déjà contacté le Mqaddem auparavant pour le solliciter et fixer un tarif, attend avec des femmes et des hommes, des proches et des amis de la famille devant la porte d'entrée. Les membres de la Taifa Issawiya avancent lentement du point de départ jusqu'à la porte d'entrée du domicile du client en jouant un rythme "rbbani", musique polyrythmique à base de percussions traditionnelles marocaines et de hautbois. Cela s'appelle "Dakhla" qui signifie "entrée" en arabe. La taifa issawiya met tout en œuvre pour donner à la cérémonie un aspect festif et haut en couleurs. Deux personnes tiennent des "Âalamates", ce sont des étendards, des grands drapeaux caractéristiques de la confrérie des Issawa, généralement en rouge et vert, mais les couleurs peuvent varier. Sur les étendards, sont ornés les noms de Dieu et du Prophète. Plusieurs personnes dansent en se balançant le buste d'avant en arrière et latéralement. Elles sont habillées en "Handira", un tenue vestimentaire caractéristique de la culture issaouie. Il s'agit d'une tunique sans manches ni capuches, et fabriquée en laine, teintée en rouge et blancs et contient des ornements et des motifs géométriques. Son avantage est qu'elle n'a pas besoin d'entretien. On raconte que cette tenue typique de la confrérie est apparue au xviie siècle et qu'elle a été portée pour la première fois par Sidi Ali Ben Hamdouch, fondateur d'une autre confrérie mystico-religieuse, la confrérie des Hmadcha, pour des raisons de volonté de dépouillement et de détachement du monde matériel. Sidi Ali Ben Hamdouch est mort en 1722 dans la région semi-montagneuse de Zerhoun, dans une petite localité à proximité de la fameuse Moulay Idriss Zerhoun qui accueille chaque année le "moussem" ou festival traditionnel des Aïssawa. La localité est située à 12 km au nord-est de Meknès à vol d'oiseau et qui aujourd'hui porte le même nom. Les personnes habillées en "Handira", au nombre de six ou huit, se tiennent les mains et dansent en se balançant le buste de l'arrière à l'avant et latéralement de gauche à droite, le tout de manière synchronisée avec le rythme. Elles répètent en cœur "Allah dayem" qui signifie en arabe "Dieu l'éternel". La structure instrumentale du "rbbani" (traduction étymologique : divin) est la suivante : à l'arrière deux personnes soufflant dans un "neffar" chacune (longue trompette pour ponctuer et donner plus d'intensité et plus d'effets au rythme), devant eux se tiennent deux ou trois hautboistes (musiciens spécialisés dans le jeu de la Ghaita qu'on appelle des "ghiyata"); devant ces derniers se tiennent trois joueurs de bendir, instrument de percussion digitale avec cinq quadruples-cymbales sur les côtés, les deux bnadris (joueurs de bendir) sur les côté jouant un rythme fixe et répété en boucle qu'on appelle "Hachiya", le bnadri du milieu jouant un rythme variable et improvisé qu'on appelle "Zwaq" et qui est généralement plus expérimenté que ses deux collègues et qui fait preuve de plus de virtuosité dans la technique du jeu. Devant les bnadris se tiennent les joueurs de tambours (en arabe marocain : "Tbal") qu'on appelle les "Tbbala". Même principe que pour les bnadris : deux qui jouent la "hachiya" et un "tbbal" au milieu qui fait "zwaq". La taifa avance progressivement jusqu'à la porte du domicile du client. Arrivée devant la porte, le rythme s'accélère, le tempo augmente, et par conséquent l'ambiance devient de plus en plus festive et chaleureuse. Hommes et femmes frappent des mains et dansent, les "youyous" de ces dernières ponctuent davantage l'ambiance. Deux personnes volontaires prennent les étendards et les placent dans les côtés de la porte d'entrée, la croyance justifie cela par la volonté d'éloigner les "jnouns" ou mauvais esprits. Ensuite, ils récitent une courte prière suivie du "Hizb Soubhan Dayem" pour apporter la bénédiction au client et à ses proches. Une partie du salon est réservée aux membres de la Taifa Issawiya et des micros branchés à des enceintes et à une table de mixage à leur disposition, ont déjà été préparés par le client ayant auparavant fait appel à un technicien pour la location et l'installation du matériel. La lila se compose de trois parties : 1/ « Dhikr » (traduction étymologique : remémoration) : Début de la lila qui inclut la « Dakhla », suivie de la récitation de « Qasa'id », ce sont des poèmes spirituels destinés aux louanges de Dieu et du Prophète. La « Qasida » la plus connue est la « Darqaouia », elle est suivie de la « Touatiya » et la « Tahdira », deux rythmes qui composent la suite de la « Darqaouia » et qui sont plus rapides et incitent le public à participer par le chant et la danse. La composition de la structure instrumentale est la suivante : Une « tabla », deux « bendirs », trois à cinq « tâarijates » et une « tassa » ou « n'hassa » ; un bol en cuivre équivalent à une cymbale ou une charleston de batterie. L'ambiance est festive, hommes et femmes, grands et petits chantent et dansent, en particulier vers la fin au moment de la « Touatiya » et la « Tahdira ». D'autres « Qasa'id » existent comme la « Boraqia », « lawsaya »... etc. Dans le « Dhikr », on entend pas la Ghaita. Les hautboistes se reposent, se contentent de chanter la chorale et attendent la deuxième de la lila : le « Mlouk ». La durée approximative du « Dhikr » est de deux heures environ. 2/ « Mlouk » (traduction étymologique : possession) : Séance d'exorcisme dans laquelle la Taifa Issawiya tente de guérir plusieurs personnes du public dans le corps est possédé par un démon à l'aide de l'invocation de prières et les chants. Dans cette phase, le Mqaddem donne des indications précises et discrètes aux musiciens qui changent de répertoire pour et chanter et jouer « Haddoun » suivi de « Jilaliya ». Ces deux « Qasa'id » sont caractéristiques du « mlouk » et comprennent les mélodies de la Ghaita. Dans le « mlouk » on peut entendre également la « Ghaziya », un style ayant la même composition instrumentale que la « Darqaouia » auquel on ajoute les « Ghyout » (pluriel de Ghaita). Cette phase est caractérisée également par l'invocation et les louanges adressées à des démons, ce sont des esprits qui vivent, mangent, boivent, dorment et meurent comme les êtres humains. La différence avec ces derniers est qu'ils sont immatériels et peuvent incarner un être vivant ou un objet et vivent dans le même monde que les êtres humains mais dans une dimension parallèle. Ils peuvent être de confession religieuse (musulmans, chrétiens ou juifs) ou athées. Ils peuvent également se marier entre eux et avoir des enfants. Lorsque la "Taifa Issawiya" chante des extraits de son répertoire consacré au "mlouk", elle consacre pour chaque démon un chant spécifique à titre de louange. Pendant que la "Taifa Issawiya" chante, certaines personnes du public, surtout des femmes, sont dites "possédées" par des démons et se mettent à danser inconsciemment et à entrer dans une transe et un état second qu'on appelle "jedbda" du fait qu'elle sont soumises à la demande des démons qui les possèdent. Les démons sont classés par trois niveaux. Premier niveau : "Bab Jilala" (porte des Jilalas) qui comprend "nass al ghaba" (les démons de la forêt, couleur : vert), "nass trab" (les démons de la terre, couleur : marron) "nass al bahr" (les démons de la mer). Les démons évoqués sont les suivants : "Sidi Moussa" : Roi des océans, sa couleur est le bleu. En guise de cadeau, la maîtresse de maison pose sur la table d'offrande un bol d'eau "Baba Hammou" : Gardien des abattoirs, sa couleur est le rouge. Il aime le sang. En guise de cadeau, la maîtresse de maison pose sur la table un tissu rouge "Moulay Brahim" : Grand saint marocain enterré près d'une montagne qui porte son nom actuellement et qui se trouve près de Marrakech. Sa couleur est le vert. La maîtresse ramène un tissu vert et le pose sur la table. "Chamharuch" : Roi des "jnouns", réside dans la région montagneuse du Haut-Atlas au sud de Marrakech. Sa couleur est le blanc, mais il est rarement évoqué dans les "Lilate" à Fès et Meknès. Deuxième niveau : "Bab Gnawa" (porte des Gnawas) qui comprend les démons suivants : "Bouab" : Gardien de la porte du paradis selon des croyances populaires. Sa couleur est le noir, la maîtresse de maison apporte donc un tissu noir en son honneur "Baba Mimoun" : Gardien de la Porte des Gnawas et fait partie des "Kouhal" (les démons "noirs") "Bouhal" : Démon vêtué de plusieurs tissus bariolés. Troisième niveau : "Bab Al Arabiyate" (porte des femmes arabes) qui comprend les démons femelles suivantes (toutes évoquées sans exception contrairement aux deux premiers niveaux) : "Lalla Mira Chal'ha" (la berbère) : couleur favorite : jaune orangé "Lalla Mira Arabiya" (l'arabe) : elle aime la couleur jaune poussin et le sucre "Lalla Rqiyya" : couleur préférée : orange "Lalla Aïcha" : la plus puissante et la plus maléfique de tous les démons, elle peut apparaître aux êtres humains sous forme d'une très belle femme avec des pieds de mule, vache ou brebis. On l'appelle aussi "Aïcha Qandicha", "Aïcha Soudaniya" (la soudanaise) ou encore "Aïcha Hamdouchiya" (car elle aime entendre la musique de la confrérie des Hmadcha et donc celle-ci est la seule qui puisse la maîtriser et la calmer par les chants ou invocations). Vers le milieu du chant dédié à "Lalla Aïcha", les lumières sont éteintes et les "Ghiyata" jouent avec le rythme pour la satisfaire. On dit qu’à ce moment Lalla Aïcha surgit de la terre et danse devant les Aïssâwa. L’obscurité est totale et les clameurs et les cris d’effroi s’élèvent parmi les femmes du public. Quelques-unes, en pleurs, se roulent par terre. D’autres hurlent et s’enfuient en courant à travers la pièce. Les Aïssâwa, visiblement habitués à ce type de réactions, ne semble prêter aucune attention à la scène et accélèrent progressivement le rythme de la musique pour que les hautbois « confirment » la présence de Lalla Aïcha. "Lalla Malika" : Douce et bien aimée, elle est la favorite du public féminin et est connue pour être très belle. On raconte qu'elle vit dans les armoires et qu'elle parle le français. On dit aussi qu'elle s'habille en violet avec beaucoup de classe et de chic et qu'elle aime le parfum. Elle est réputée aussi pour aimer avoir des rapports sexuels avec les hommes. Certaines rumeurs disent même qu'elle aurait réellement existé en tant qu'être humain, une femme nommée Lalla Malika, fille libertine et rebelle de riches notables, qui aurait vécu à Fès au xviiie siècle. Durée approximative du "mlouk" : deux heures. 3/ « Hadra » (traduction étymologique : présence) : Rencontre avec la « présence » de Dieu, sommet de la transe, de l'inconscience et de l'état second dans lequel se retrouvent les personnes envoûtées participant à cette danse. Ces dernières dansent sur le rythme « Rbbani », composé d'un chant introductif, le « ftouh » (ou « dker »), le plus fameux étant « Allah moulana (6x), hali maykhfak ya lwahed rabbi » (traduction : « Dieu, Seigneur (6x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »). Le « rbbani » est suivi d'un autre rythme, le « Mjerred » considéré comme ayant une structure polyrythmique complexe et qui requiert une parfaite maîtrise de la cadence et une grande dextérité. C'est le « Mjerred » qui constitue le point culminant de la rencontre avec le Divin. Les musiciens le jouent avec beaucoup d'attention et les disciples Aïssawa les plus âgés qui ne pratiquent plus d'instruments se contentent de faire une danse collective typique du « Mjerred », la « danse des lions ». Après le « mjerred » qui dure une vingtaine de minutes au total, les musiciens retournent sans interruption et avec une transition rythmique au « rbbani » initial, très court et ne dure que quelques minutes, le « rbbani » qui suit le « mjerred » constitue d'une certaine manière un « retour sur terre » après « l'ascension et la rencontre avec le divin ». Après cela, ils chantent un autre poème spirituel connu sous le nom de « Zmeta », composé d'un chant introductif « ftouh » spécifique et d'un rythme « rbbani » classique. Celle-ci, avant d’être une chanson des Aïssâwa, est d’abord une pâtisserie sous forme d’une poudre ou d’un gâteau. Composée de farine de blé et d’orge grillée à laquelle on ajoute du sucre et de la farine de caroube, elle serait, d’après les dires de certains mqaddems, la seule et unique nourriture que les disciples du « Chaykh al-Kâmil » qui vivaient dans la région du Gharb emportaient avec eux lors de leurs « ziyara » (traduction : visite annuelle) à la zâwiya-mère de Meknès. Cette chanson nous raconte l’histoire d’un paysan qui achète un champ, y plante et y récolte du blé pour finalement cuisiner un plat de zammeta pour sa promise. Le texte est chanté selon un mode de narration sous la forme de questions / réponses qui entraîne une grande interaction avec le public. Devenu très populaire et particulièrement auprès des enfants, la chanson de la zammeta est aujourd’hui toujours chantée par les Aïssâwa et suit le même déroulement que le Rabbânî initial de la hadra. Pendant le chant d’introduction, le muqaddem n’hésite pas à tendre son micro aux personnes du public qui reprennent le refrain ("ya zmeta !") avec les danseurs sous des éclats de rire de l’assistance. Petite remarque : Chaque chant introductif "ftouh" qui précède le rbbani est suivi d'un air de hautbois qui lui propre et dont la mélodie correspond aux dernières phrases récitées lors de la dernière partie du ftouh. Exemples : « Allahoma salli wa sallem (soliste), 3ala lhbib Moulay Mohammed (chorale) » ; « Salliw 3ala rassoul Allah (soliste), ou Lalla Fatem Zahra (chorale) » ; « Al3azizou doul jalal (soliste), Allah Allah (chorale) » ; « Moustapha hbib Allah (soliste), salliw 3ala lmadani » (chorale) ; « Allah msalli ou msellem (soliste), 3lik aya hbib rabbi » (chorale) Ainsi se termine la hadra à l'aube. Les musiciens de la « Taifa Issawiya », épuisés, retournent s’asseoir sur leurs chaises. Les serveurs leur apportent des pâtisseries, des verres d’eau, de la limonade, du thé et du café. La fin de la hadra se caractérise par la perte de connaissance de plusieurs membres du public. On dit alors qu’ils vivent un état d’extase (« hal »). À la suite de cette « mort » symbolique, transitoire et éphémère, un nouvel individu renaît, rempli de joie, de bonheur et de baraka. Durée approximative : deux heures. Les invités repartent et chacun rentre chez soi. Photo : Tariqa Aissawa (Aissaouia) à Tlemcen, adeptes venus de Mostaganem



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