«Si des pays arabes ont besoin de réformes, la Libye a besoin d'une
véritable révolution, car son retard sociologique et institutionnel est
énorme».
En trois jours, la crise libyenne a fait plus de victimes que la crise
tunisiene qui avait pourtant duré trois mois. Et alors que la «révolution»
libyenne n'a pas bouclé sa première semaine, l'inquiétude de voir ce pays
emporté par un véritable bain de sang s'installe, tant ce pays apparaît dépourvu
d'instruments de médiation susceptibles de lui éviter la dérive, ce qui ouvre
la voie à la force comme seul recours possible.
Cette violence n'est pas
fortuite. Elle est le résultat d'un retard considérable de la société libyenne,
qui a gardé presque intactes sa composition tribale sous le régime de M.
Mouaamar Kadhafi. «Si les pays arabes ont besoin de réformes, la Libye a besoin
d'une véritable révolution, car son retard sociologique et institutionnel est
énorme», souligne Zoubir Arous, professeur de sociologie à l'université
d'Alger. La tribu «reste dominante dans la vie politique et sociale» du pays,
et Kadhafi «a imposé sa propre tribu comme émanation de l'armée et des services
de sécurité libyens. Le pouvoir politique et militaire se trouve au sein de sa
tribu, et ses fils contrôlent les appareils de répression», souligne Zoubir
Arous, qui insiste sur un point : Kadhafi n'a rien fait pour changer la
sociologie politique du pays. Il n'a jamais poussé à la modernisation de la
société, préférant s'appuyer sur son caractère tribal, une donnée qu'il connaît
et contrôle mieux.
Derrière le personnage
folklorique de Kadhafi, il y a une autre réalité, celle d'un «personnage très
dur, prêt à tout pour se maintenir au pouvoir», dit Zoubir Arous. Et si son pouvoir
est contesté, par d'autres tribus ou par des mouvements politiques modernes, il
peut aussi bien utiliser l'armée que les milices, sur lesquelles s'appuie son
pouvoir, estime un diplomate algérien qui a exercé dans ce pays.
En fait, dans le système de
pouvoir mis en place par M. Kadhafi, la contestation n'est pas vue comme une
possibilité d'alternance, mais comme une menace contre l'ordre naturel des
choses. Dès lors, éliminer un opposant n'est pas considéré comme une erreur
politique ou un crime, mais comme un acte de survie. C'est ce qui explique le
discours de Seif El-Islam Kadhafi, qui a menacé le pays d'un bain de sang si le
calme n'est pas rétabli.
Ce modèle de pensée est
effrayant. Il place la Libye à la préhistoire de la politique. C'est un pays
qui ne connaît ni les partis, ni les associations, encore moins l'alternance et
la démocratie. Kadhafi ne s'en est jamais caché. La démocratie est un concept
totalement étranger à son mode de pensée. Ce qui laisse la force brutale comme
seul mode de règlement des conflits.
S'appuyant sur sa tribu et celles
qui lui sont alliées, Kadhafi est sûr de lui, estime Zoubir Arous. Ses
adversaires ne font pas le poids. Du moins tant qu'ils se placent sur le même
terrain que lui. Et en l'absence d'organisations modernes, la contestation est
soit le fait d'une foule non organisée, soit le fait des tribus, alors que la
contestation islamiste, brandie comme une menace, ne semble pas encore en
mesure de menacer le pouvoir libyen.
Ce constat assez sombre met à nu
la réalité de la Libye, et le terrible bilan de quarante ans de règne de M.
Kadhafi, qui veut léguer le pouvoir à ses fils. Alors que son pays devrait
rivaliser avec les Etats du Golfe dans le domaine du développement et du
bien-être social, la Libye se trouve, sur le plan institutionnel, au même
niveau que le Yémen. Le pays a gardé des structures sociales archaïques, et les
formidables recettes des hydrocarbures sont restées sans effet sur la société
libyenne. A peine ont-elles servi à élargir le champ de la corruption et du
gaspillage, alors que l'économie reste rudimentaire et les services sociaux
d'une grande pauvreté.
Par ailleurs, le dénouement de la
crise en Libye risque de pâtir du poids de l'extérieur, qui devient
prépondérant, même si, contrairement à la Tunisie et l'Egypte, la Libye dispose
d'une certaine autonomie. Disposant d'importantes réserves de change, non
dépendante financièrement de l'Occident, la Libye sera moins sensible aux
pressions externes. Les dirigeants libyens disposent même de certaines cartes,
comme celle des hydrocarbures. Une défaillance libyenne risque de perturber les
marchés internationaux, et Kadhafi l'a bien senti, en brandissant la menace
d'une interruption des livraisons.
Cette indépendance a toutefois
des limites. Il n'est désormais plus possible de réprimer à huis clos, comme
c'était le cas durant les décennies écoulées. En outre, il semble bien que la
Libye soit une simple étape d'une vague de contestations qui va balayer
l'ensemble du monde arabe. La Libye n'en sortira pas indemne. D'une manière ou
d'une autre, Kadhafi devra s'y plier, s'il n'est pas emporté.
L'hypothèse d'un Kadhafi balayé
par une révolte populaire est plausible. Car le dirigeant libyen ne semble pas
s'être rendu compte que le mur de Berlin est tombé, que le monde a changé, que
les sociétés ne peuvent plus être gérées par des règles et des valeurs d'un
autre temps. Et son fils Seif El-Islam, sur lequel beaucoup d'espoirs étaient
fondés pour pousser le pays vers la modernité, a tenu un discours effrayant,
digne de son père : c'est moi ou le chaos, c'est le régime de son père ou un
bain de sang, c'est l'ordre ancien ou la guerre civile. Ce qui montre que la
Libye est réellement mal partie.
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Posté Le : 22/02/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Abed Charef
Source : www.lequotidien-oran.com