Algérie

La langue de Leïla Sebbar



La langue de Leïla Sebbar
Que Leïla Sebbar interroge l’Histoire ou son histoire, elle revient toujours à ces rencontre entremêlées : celle de son père et de sa mère, celle de l’Algérie et de la France.

Leïla Sebbar est née en Algérie pendant la colonisation, de père algérien et de mère française, tous deux instituteurs. Adolescente, et citoyenne française par sa mère, elle quitte l’Algérie indépendante pour la France. Aujourd’hui, quand on lui demande comment elle se situe en tant qu’écrivain, Leïla Sebbar a bien du mal à répondre. Elle n’est ni écrivain algérienne, ni écrivain maghrébine de langue française, puisque le français est sa langue maternelle, ni écrivain «beur», puisqu’elle n’a pas vécu l’immigration. Alors elle répond écrivain français. Mais la réalité est plus complexe. Et ses textes ne cessent d’ausculter les liens entre Algérie et France, les relations passionnantes et difficile entre ces deux cultures, entre ces deux langues, entre les enfants d’immigrés et les autres. Et puis il y a la guerre, celle d’avant la Libération qu’elle a connue et celle de maintenant qu’elle veut comprendre. Et puis il y a l’exil, tous les exils… Que Leïla Sebbar interroge l’Histoire ou son histoire, elle revient toujours à cette rencontre, celle de son père et de sa mère, celle de l’Algérie et de la France.
Leïla Sebbar n’est pas une romancière pour la jeunesse, dans le sens où nous l’entendons généralement. Mais la lecture de ses récits, romans et nouvelles, peut trouver des résonances dans un large public. Car à travers ce travail de mémoire et de réflexion, elle parle souvent de l’enfance, de ce moment fondateur qui construit ou détruit l’adulte à venir. Son écriture s’adresse ainsi à tout lecteur, dès l’adolescence, qui saura être sensible à ces histoire à la fois singulières et universelles.

Je viens de relire La jeune fille au balcon et La Seine était rouge, et de découvrir votre dernier roman Je ne parle pas la langue de mon père. Trois récits où j’ai cru percevoir une autre voix sous la narration, derrière les dialogues ; trois récits que lie la parole – ou le manque de parole…

-Déjà dans mes textes plus anciens, et dès le titre, il est question de la parole – souvent de manière négative. Si je ne parle pas la langue de mon père, dans un recueil collectif qui avait pour titre Voix de filles, voix de pères… Et puis Si je parle la langue de ma mère publié dix ans avant. Et un roman, Parle, mon fils, parle à ta mère… Jusqu’à ce dernier livre, Je ne parle pas la langue de mon père. En réalité, le sujet de chacun de ces textes, c’est le silence. Le silence de la langue du père, l’arabe, le silence du fils qui ne parle pas à sa mère… Un silence lié à l’exil, à une amnésie, à la fois historique, politique et linguistique. Ce que vous vous entendez quand vous me lisez, cette parole qui m’échappe derrière la narration, je crois que ça tient à ça. Sans que je le veuille, et sans que je le sache, une autre parole est là, sans pour autant parasiter le récit. Mon écriture est un travail de mémoire à partir de ces silences et de ces amnésies. C’est l’histoire d’une vie…

-Est-ce ce désir de travail de mémoire qui vous a conduite à écrire ?

-Avant 1982, je publiais dans des revues. Mon premier texte, Une enfance coloniale, dans la revue Sorcières, revue de femmes des années 70, se situait entre fiction et autobiographie. C’est avec lui que je suis passée du commentaire et de l’analyse universitaires à l’écriture. C’est aussi avec lui que, d’une certaine manière, j’ai retrouvé la mémoire de l’Algérie. À partir de ce texte, l’Algérie et la fiction ne m’ont plus quittée.

-Avez-vous écrit La jeune fille au balcon spécialement pour les adolescents ?

-Non. Les écrivains publiés dans Page Blanche par Claude Gutman ne devaient pas écrire «pour les ados». Et ça me convenait tout à fait, parce que je n’écris pas pour la jeunesse – sauf exception, des textes de commande. Pour La Seine était rouge, j’avais dit de la même façon à Thierry Magnier que je voulais écrire ce qui me convenait, sans contrainte – et il y avait longtemps que je voulais écrire un texte sur cette journée d’octobre 1961. J’ai d’abord écrit ce texte pour moi, parce que j’avais besoin de comprendre quelque chose que je ne saisissais pas bien. Puis ce travail est aussi devenu un travail de mémoire pour les Algériens qui ont vécu cette journée et pour tous ceux qui sont venus après. Je voulais faire le lien entre ce qui a eu lieu et aujourd’hui, pour moi c’était très important de ne pas rester dans le commémoratif. Je voulais marquer une dynamique mémorielle. C’est la raison d’être des personnages de l’adolescente issue de l’immigration et celui du jeune Algérien réfugié politique.

-Et cette adolescente se révolte contre le silence…

-J’ai rencontré, après la publication de ce livre, des femmes qui avaient 40 ans, et qui disaient qu’il avait fallu l’agitation autour de l’apposition de la plaque commémorative par Delanoé à Paris, et tout qu’on a pu dire à ce moment de la responsabilité de Papon, pour que leurs mères leur racontent qu’elles avaient participé à cette manifestation en étant enceinte d’elles… Il aura fallu que, quarante ans après, la parole familiale individuelle soit précédée de la parole publique, collective et politique. Les familles n’avaient pas pu prendre la responsabilité de l’émergence de cette parole. Cette parole qui manque, est-ce que c’est une protection, une volonté d’oubli ? Je penche pour la volonté d’oubli, qui cherche à protéger les proches, les enfants, ceux qui sont fragiles. Je crois qu’il y a une peur de parler de ce qui va blesser et de ce qui va séparer. On a toujours peur de la séparation. Un peu comme les enfants qui ont peur quand les parents crient ou se séparent. On a peur, parce qu’on est en France, de faire resurgir ce qui va diviser les adoptés de la France et ceux qui étaient là avant…

-C’est cet « enfouissement » qui génère des révoltes tant d’années après ?

-Des révoltes qui peuvent être meurtrières, des manques de structuration personnelle qui peuvent déboucher sur la violence. Et s’il n’existe pas un relais par le collectif, si on ne peut pas faire face par le discours politique, par la création littéraire, artistique ou militante… Des paroles jamais dites, ça peut conduire à la folie. Je crois que c’est pour cette raison que dans la fiction que j’écris, il y a beaucoup de folie, de la folie en cours ou de la folie à venir
La matière de votre travail d’écrivain interroge à la fois votre passé et l’Histoire.
Histoire individuelle, singulière et familiale et histoire collective étroitement mêlées, lien ou dé-lien entre histoire minuscule et Histoire majuscule… Voilà effectivement ce qui m’intéresse dans les conflits… La fiction peut tenir compte de l’Histoire, sans qu’on ait affaire pour autant à un roman historique. Ce qui distingue le roman historique de l’Histoire dans la fiction, c’est cette dynamique mémorielle entre le temps du passé et le temps du présent. D’ailleurs, je n’aime pas les romans historiques. Le seul roman historique que je trouve intéressant est celui de Marguerite Yourcenar, Les mémoires d’Adrien – là, c’est magnifique.

-Vos sources d’écriture puisent dans la complémentarité et la dualité de votre histoire et de l’Histoire, de l’Algérie et de la France, de ces cultures, ces deux langues…

-J’ai besoin de cette dualité. C’est une dualité croisée, ce n’est pas une dualité parallèle. C’est le croisement qui fait qu’il y a du conflit ou qu’il y a de l’amour. Et moi je suis née d’un croisement, je suis née de l’amour entre deux personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer finalement. Au-delà du croisement France-Algérie, ma réflexion et mon écriture sont liées à l’histoire politique de la France impériale et colonisatrice, aux rapports dominants-dominés qu’elle a engendrés. Mais dans mes nouvelles, celles de « Soldats » ou de Le baiser, par exemple, je parle aussi d’autres guerres, d’autres exils. Tibet, Chine, Israël, Palestine, Cambodge, Somalie, Tchétchénie… Je suis toujours à cet endroit qui va croiser les individus dans un rapport de domination ou de libération, un endroit où va se poser la problématique de la préservation de l’intégrité, de soi, de la chair, de l’âme, de la mémoire et de la parole – ça fait beaucoup ! Et j’en reviens toujours au problème de la langue : qu’est-ce qui fait que l’une domine l’autre et dans ce cas qu’est-ce qui est oublié de l’autre, puisqu’on sait qu’une langue transmet tout, l’Histoire millénaire, la mythologie, l’histoire familiale ?

-Cette dualité entre histoire singulière et histoire collective peut, me semble-t-il, trouver écho dans bien des histoires personnelles de jeunes et d’adultes, pas forcément identiques aux vôtres, mais proches…

-Pour beaucoup d’enfants de l’immigration, pour beaucoup des jeunes d’aujourd’hui, et des deux côtés de la Méditerranée, il est urgent et nécessaire de relire l’histoire – ou plutôt, dans un premier temps, de la lire…

-D’après vous, les adultes sont-ils en train de retrouver la parole, en France et en Algérie, et de la transmettre à leurs enfants ?

-Je crois que oui. Des deux côtés on ressent un besoin de retour sur l’histoire de l’Algérie, toute l’histoire de l’Algérie, pas seulement l’histoire de la guerre. Car malheureusement, l’histoire officielle de ce pays s’est arrêtée à celle de la guerre, à celle qui héroïse l’Algérie… avec un certain nombre de lacunes. Mais aujourd’hui il y a le désir de savoir et de réfléchir des deux côtés, pas seulement chez les intellectuels et les universitaires, mais dans toutes les classes sociales. Un besoin qui relève de la survie, d’un besoin d’avenir.

la lecture de Je ne parle pas la langue de mon père , je me suis demandé si la langue française vous avait préservée d’une partie de l’Histoire algérienne, comme si le silence et le fait de ne parler que le français vous avaient protégée de certains dangers…

-Je n’y avais pas pensé… Je ne sais pas… Quand j’étais enfant, en Algérie, les instituteurs –dont mes parents– enseignaient la langue française à des enfants dont ce n’était pas la langue maternelle. Cela signifie que les autres langues étaient interdites dans l’école. Le berbère, le kabyle, l’arabe étaient exclus. Dans ma famille aussi, c’était le français qui permettait la communication et l’accès au savoir. Il n’y avait pas de nécessité vitale à apprendre l’arabe, et mon père qui aurait pu nous l’apprendre ne l’a pas fait. C’est une situation que l’on retrouve en France, chez ces couples qu’on dit mixtes. Beaucoup d’enfants de l’immigration maghrébine ne parlent ni le berbère, ni le kabyle, ni l’arabe. Ils font semblant, ils s’amusent à dire des mots, ils friment un peu, avec quelques mots, quelques phrases qu’ils maîtrisent à peine. Je crois que ça leur plaît de projeter comme ça dans la langue française des mots qu’ils ont retenus de la langue maternelle – plus par jeu que par revanche. Et puis certains jeunes en quête de leurs racines apprennent l’arabe… Quelques-uns, seulement, et ça passe souvent par l’islamisation. Bon… Je ne pense pas que ce soit dramatique de passer par la religion pour arriver à la langue de ses père et mère. Ils ont besoin un temps donné de chercher, et le foulard que peuvent porter certaines adolescentes est un foulard de quête plus souvent que de prosélytisme…

-Quand vous rencontrez de jeunes lecteurs, que vous renvoient-ils le plus de vos écrits ?

Des points très précis, surtout de la part des filles. Ces dernières années, j’ai noté quelque chose de nouveau. Quand ils m’interrogent sur la religion, et que je réponds que je ne crois pas en Dieu, cela choque beaucoup de garçons et filles issus de l’immigration. Je me demande si je ne devrais leur opposer que ça ne regarde que moi… Parce que tout à coup, il y a une hostilité, ils ne m’écoutent plus, je ne suis plus crédible. Pour eux, j’arrive avec un nom arabe, je leur parle des Algériens, d’une certaine manière, je leur parle d’eux, et si je dis que je ne pratique pas la religion musulmane, je n’ai pas le droit d’en parler. De même, j’ai déjà entendu dire par des Algériens que je n’avais pas le droit d’écrire ce que j’écris sur les Algériens, les Maghrébins en langue française…

-Sebbar signifie «Le patient». L’êtes-vous ?

Oui. Enfin, sauf quand la colère politique m’habite. Je ne supporte pas tout ce qui se passe concernant l’hégémonie américaine, la manière dont elle s’exerce… Et Israël, et la Palestine… Tout cela est insupportable de mauvaise foi et de cynisme !… Mais là où je fais preuve de patience, c’est dans le travail de fourmi nécessaire à la construction des histoires. Il faut questionner l’actualité, questionner les choses et les gens pour avoir des réponses. On ne les a pas tout seul. Cela revient un peu à être toujours en alerte. J’ai l’impression d’avoir dormi si longtemps et de m’être enfin réveillée il n’y a pas si longtemps, peut-être grâce à la littérature…

la fin de la nouvelle La jeune fille au balcon, et du roman Je ne parle pas la langue de mon père, vous évoquez des rubans verts…

Je sais par mon père que des vieilles tantes que j’ai très peu connues allaient en “pèlerinage” sur des sanctuaires, près desquels souvent, il y avait un arbre vénéré. Ce n’est pas du paganisme, mais en même temps c’est un peu superstitieux. Les hommes parlent toujours de ces rites féminins avec un peu de moquerie, mais ils défendent ces lieux, sanctuaires et marabouts, dont beaucoup ont été détruits par les islamistes radicaux. Les femmes mettent des bouts de laine, des rubans verts ou rouge dans ces arbres, un peu comme des ex-voto, des souhaits comme on peut en voir dans n’importe quelle chapelle. Et un jeune garçon peut le mettre au revers de son blouson pour témoigner son amour à la jeune fille au balcon. C’est un geste que j’aime. C’est peut être pour cette raison que j’en parle à plusieurs reprises. Et puis le vert c’est la couleur de l’Islam, les petites filles étaient habillées avec du vert, pour célébrer l’indépendance, dans le drapeau algérien il y a du vert. C’est une des couleurs des étoffes de l’Orient, avec le rouge et le jaune d’or. Et c’est ma couleur préférée. Terminons, si vous le voulez bien, sur un ruban vert – plein d’espoir je ne sais pas, mais en tout cas plein de souhaits.


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