Algérie

La kahena, (Roman) - Éditions Gallimard, 2003



La kahena,  (Roman) - Éditions Gallimard, 2003
Présentation

Louis Bergagna ? Un colon de la dernière averse, comme se plaît à le décrire la narratrice de ce roman. Débarqué en 1900 en Algérie, à Cyrtha, Louis Bergagna entreprend alors la conquête d'un pays colonisé depuis soixante-dix ans. Quête absurde. Quête éperdue de richesse et de gloire qui le conduira en Guyane puis en Amazonie brésilienne, avant de le ramener à Cyrtha où il bâtira sa maison, La Kahéna. Dans cette énigmatique demeure se croiseront, pendant plus d'un demi-siècle, plusieurs générations, dévoilant peu à peu l'histoire de l'Algérie, de sa colonisation à son indépendance, jusqu'aux émeutes sanglantes d'octobre 1988.

Extrait

"À Cyrtha, Hamid Kaïm s’était rendu dans l’ancienne maison de ses parents. La façade recouverte de lierre, La Kahéna surplombait la ville et ses ruelles inextricables. La vision de ce sanctuaire, juché sur un enfer, ramenait toujours Hamid Kaïm à son enfance. Son père longeait, des nuits entières, le littoral de la cité, quêtant dans les étoiles, sur le friselis des vagues, le poisson qu’il pêchait et dont la vie brève, intense, était le miroir à peine assombri de la sienne, passée sur le dos des ans, cahoteuse, emplie du fracas de l’histoire.

Avant la guerre d’Algérie, La Kahéna avait appartenu à la famille Bergagna. Le patriarche, Louis, un Maltais débarqué en 1900 à Cyrtha, avait acquis la plupart des terres autour de la ville, et s’était lancé dans le tabac et le vin, disait-on alors. A l’origine, les champs appartenaient à une tribu. Les Beni Djer surgissaient des confins, des sables et des lunes, qu’ils chantaient dans leurs poèmes, racontent les vieillards intarissables sur les origines et les légendes de Cyrtha. Ils vivaient d’expédients, c’est-à-dire de razzias. Les hommes fournissaient d’agiles dresseurs et monteurs de cavales; les femmes, des cartomanciennes et des fées.

Les Beni Djer ne touchèrent jamais terre ils survolaient les plaines. Quand débarquèrent les troupes françaises, contrairement à d’autres tribus, ils ne firent pas allégeance. D’ailleurs, on ne se souvient plus des inféodées leurs noms se perdent; dans le nocturne des mémoires, elles se délitent comme ces pierres que l’on crut intemporelles et qui maintenant fondent leurs arêtes dans le vent. Par contre, les Beni Djer demeurent, chez les vieillards comme chez les érudits, les cavaliers qui défendirent les remparts de Cyrtha.

Amateurs d’étendues et de rives, les Beni Djer eussent pu se déifier et reprendre le chemin de La Mecque, à rebours, remontant le trajet d’une histoire, inversant les, conquêtes. Mais ils refusèrent de dévaler à nouveau les siècles parcourus par les Arabes de la péninsule ancestral et au bord du monde, ce Maghreb qui, aux temps de splendeur et d’inconséquence, poussait jusqu’en Espagne où il s’agissait avant tout de vivre comme des rois, de se prélasser dans les jardins d’un paradis, sur les bords d’une rivière, à l’ombre d’un grenadier ou d’un cèdre, les pieds baignant dans l’herbe, et de contempler le monde qui s’étendait d’Orient en Occident. Cyrtha n’était qu’un jalon sur le chemin des merveilles. Ce Maghreb de légende ne s’évanouirait pas sous les coups répétés des trahisons les Beni Djer se battraient à en mourir, ils en firent le serment, ils dansèrent sur leurs ultime baroud.

Sur les remparts de Cyrtha, la foule acclamait les cavaliers empanachés qui allaient mourir pour elle; la plaine retentit des cavalcades, cœur sourd, et des salves de leurs fusils; on se battit jusqu’au crépuscule; on compta les morts; les envahisseurs s’en sortait bien; les Beni Djer se dispersèrent : leur palpitations cavalières s’évanouirent à l’horizon; quelques coups de feu, çà et là; annoncérent la débâcle; l’épopée prit fin ; Cyrtha ouvrit ses portes : les étrangers pénétrèrent la ville.

Souvent la tribu revint hanter les rives, la nuit. Des hennissements annonçaient aux habitants de Cyrtha que la guerre se poursuivait. Ils s’éveillaient en sursaut, avec l’impression d’avoir rêvé. Ils ne se souvenaient ni des cavaliers arabes ni des juments qui les portèrent jusqu’en Andalousie ils se recouchaient, certains de retrouver une paisible torpeur. Ils vivaient sous le joug des envahisseurs; ils ne mangeaient pas à leur faim; un sommeil oublieux avait engourdi leurs âmes. Chaque nuit, une sorcière versait dans leurs puits un breuvage qu’un marin seul eût pu conjurer.

A Cyrtha, les derniers corsaires étaient morts depuis un siècle, et de la mer, les habitants concevaient une peur infinie. Ils se pâmaient d’inquiétude en regardant les houles, eux qui jadis glissaient sur la crête des lames à la recherche d’une flotte étrangère au butin facile, une captive d’une grande beauté, ou un poète dont la ville attendait la prise. On le nourrirait, on le cajolerait afin qu’il puisse, quand il aura adopté nos moeurs et nos coutumes, chanter notre gloire passée.

Les Cyrthéens avaient bel et bien oublié les fulgurances et les conquêtes. Des étrangers cultivaient leurs terres. Louis Bergagna, le bâtisseur de La Kahéna, s’octroya les plus grasses, sur des milliers d’hectares, il y planta sa vigne et son tabac. Elles fructifièrent pour sa famille, puisqu’il prit pour femme une étrangère, une évaporée qui débarqua un matin à Cyrtha."


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