Algérie

La justice musulmane



1- Introduction

L’un des domaines dans lesquels la lutte fut âpre et rude entre les Algériens et les autorités coloniales fut celui de la justice pour lequel la partie algérienne déploya des efforts désespérés afin d’en empêcher la francisation, dans la mesure où il constituait la citadelle susceptible de préserver la société algérienne de la déliquescence et la dilution dans la civilisation européenne chrétienne, et ce en substituant l’application de la Loi française à celle des dispositions de la chariâ islamique .

La partie française considérait que le maintien de la justice musulmane contribuerait à la pérennisation de la personnalité arabomusulmane en Algérie laquelle, si elle n’est pas dominée, permettrait à la résistance sous toutes ses formes de se perpétuer

2- Les fondements de la politique judiciaire française

La politique judiciaire française s’est basée sur un ensemble de principes et fondements parmi lesquels :

- 1- Asseoir la dépendance de la justice musulmane à l’égard de la justice française;

- 2- Limiter les prérogatives de la justice musulmane aux relations entre Algériens;

- 3- Veiller à acquérir la confiance des ulémas*, des cadis* afin de les soumettre et canaliser la colère du peuple, adopter la méthode de la carotte et du bâton avec les ulémas et les cadis.

La main mise française sur la justice musulmane s’est affirmée à travers la désignation des autorités judiciaires, la définition de leurs instances et prérogatives, en oeuvrant au renforcement du contrôle par les autorités françaises de cette institution et à la marginalisation et la soumission de ses hommes. Les mesures prises par le gouvernement militaire français dans cet esprit ont consisté à mettre en place des établissements judiciaires français en Algérie au service des colons. C’est ainsi que l'institution judiciaire musulmane algérienne finit par être absorbée par les institutions françaises et que le tribunal islamique n’eut plus qu’une existence symbolique sans aucun pouvoir ni autorité réels

3- La justice musulmane sous le régime militaire

Au départ, le gouvernement militaire français avait le choix entre deux attitudes : soit laisser aux Algériens leurs lois spécifiques appliquées par les chouyoukhs, soit appliquer en Algérie et aux Algériens la loi française.

A cet effet, le commandant général a promulgué le 9 septembre 1830 une décision aux termes de laquelle fut créée la cour spéciale d’Alger composée d’un président, de deux juges et d’un clerc royal. Mais celle-ci ne fit pas long feu puisqu'une autre décision fut promulguée le 22 octobre 1830 portant création d’une cour de justice.

Vint par la suite une série de décisions le 7 décembre 1830, le 9 juin 1831, le 16 février 1832, le 11 mars 1832, le 9 mars 1833 à tel point que durant la première période de l’occupation (1830-1834), le nombre de décisions avait atteint 245

Concernant la justice musulmane, le comandant général avait maintenu le juge musulman dans la ville, feignant par là de respecter les dispositions du traité du 5 juillet 1830. Cependant, il n’en fut guère ainsi car le maintien de cet appareil judiciaire islamique facilitait au pouvoir français le ralliement des Algériens.

Le 22 Juillet 1834, l’administration française promulgua un décret dans lequel il était affirmé que l’Algérie était le prolongement de la France et qui portait création de trois tribunaux à Alger, Oran et Annaba en plus du tribunal commercial dont la cour était composée de sept commerçants. Par ailleurs, les Algériens étaient associés à l’administration de ces trois tribunaux qui avaient été créés sans que ne soient supprimés les tribunaux musulmans spécifiques aux Algériens et le tribunal spécifique aux juifs.

La loi du 10 Août 1834 ait adopté ces tribunaux créés par les autorités françaises, non sans avoir opéré quelques aménagements ayant entraîné par la suite la création, le 28 février 1841, du tribunal royal doté de larges prérogatives.

Ensuite fut promulguée la loi du 26 septembre 1842 à travers laquelle les Français essayèrent d’instaurer un équilibre entre Algériens et Européens en vue d’appliquer la politique de «l’assimilation » puisque de nombreux tribunaux furent ainsi créés.

Cette loi permettait aux Algériens d’exercer des prérogatives judiciaires à condition qu’ils aient été désignés par le Gouverneur Général. C’est ainsi que la « justice » en Algérie entra dans une phase de coexistence contradictoire entre la justice musulmane et le droit appliqué pr les tribunaux français.

Aux termes de la Loi du 19 Août 1854, furent institués les juges de paix. En 1858, les cours d’assises furent élargies avec le rattachement de la chambre d’accusation. En octobre 1870, le système des jurés fut institué dans les hautes cours d’assises dans les grandes villes. Avec la loi du 30 Août 1883, tous les tribunaux en Algérie furent placés sous tutelle du Ministère français de la Justice à Paris.

On peut ainsi dénombrer les différents types de tribunaux institués en Algérie :

1- Cour d’appel : 01

2- Cours d’assises : 04

3- Tribunaux de première instance ou tribunaux correctionnels : 17

4- Tribunaux de commerce : 04

5- Juges de paix civils et militaires : environ 140 à travers le territoire

6- Cours d’arts et métiers : 10

7- Tribunaux des cours martiales spécifiques aux populations du Sud algérien

8- Bureaux des affaires arabes

9- En outre, il existait des auxiliaires de justice : huissiers (26 novembre 1842), notaires (20 août 1848 et 27 juin 1901), interprètes judiciaires (25 avril 1851), traducteurs assermentés et greffiers de police et gendarmerie

10- Les tribunaux répressifs (?)

4- La justice musulmane sous le régime civil

A l'instar du gouvernement militaire en Algérie, les gouverneurs civils avaient œuvré à la destruction des valeurs de la justice musulmane. C'est dans cet esprit qu'est intervenu le décret portant dissolution des cours d'exception et dévolution de leurs prérogatives aux tribunaux français. De ce fait, les juges musulmans étaient soumis dans l'exercice de leurs fonctions aux juges français. Tel fut le cas en 1872, lorsque de nombreuses accusations furent portées contre 620 personnalités algériennes musulmanes. Des condamnations à la peine capitale furent prononcées à l'encontre de 71 d'entre elles sous prétexte qu'elles étaient à l'origine d'insurrections populaires, conformément à la loi française, sans aucun égard pour la justice musulmane.

Il va de soi que la réaction des Algériens fut le rejet total de l'abandon de la législation musulmane et le refus de soumettre leurs affaires aux tribunaux français. Les colons réagirent en mettant un terme à la justice musulmane à travers des pressions exercées sur le gouverneur général civil, De Gueydon, lequel était à leurs ordres et qui fit une déclaration dans ce sens : "La justice s'inscrit dans le cadre de la souveraineté et le juge musulman doit s'incliner devant le juge français. Tout un chacun doit comprendre que nous sommes les vainqueurs."

Durant son mandat, eut lieu l'exclusion des musulmans des commissions de jugement sous prétexte qu'ils avaient tendance à sympathiser avec leurs compatriotes et ne faisaient pas montre de sévérité dans leurs condamnations. De même, l'authentification des affaires relatives aux musulmans algériens fut confiée à des notaires français au lieu de maintenir les prérogatives des juges musulmans dans ce domaine.

En 1880, 13 tribunaux furent dissous et il ne resta plus dans toute l'Algérie que 61 petits tribunaux dont le travail consistait à traiter les affaires secondaires. En outre, les autorités coloniales refusaient de rédiger les frédha (acte de notoriété) ou tout autre acte en langue arabe.

En fait, la politique coloniale avait agi de sorte à réduire la justice musulmane à sa plus simple expression dans la mesure où toutes les prérogatives concernant les crimes lui furent enlevées. Suivit alors la soumission des juges musulmans qui furent transformés en outils de répression, de domination, de provocation et de spoliation dans le but de dénaturer l'image de la justice musulmane, mettant ainsi en place les conditions nécessaires pour la supprimer et la remplacer par la justice française.

Poussant encore plus loin, l'administration coloniale prit une autre mesure consistant à dépouiller la justice musulmane de toute prérogative pour la confiner uniquement aux affaires de statut personnel tels que les mariages ou les successions, les affaires plus importantes étant du ressort de la justice française, des juges et tribunaux français.

Les musulmans algériens réagirent à ces mesures abusives contre la justice musulmane en présentant un certain nombre de requêtes s'y opposant. Parmi celles-ci, la pétition présentée par la population de Constantine signée par plus de deux mille personnes le 10 Avril 1891 , demandant aux autorités d'occupation de rétablir la justice musulmane et de lui redonner les prérogatives qui étaient les siennes avant la promulgation du décret du 10 septembre 1886.

Ce décret avait été précédé par la loi du 26 juillet 1873 qui ôtait aux juges musulmans le droit d'instruire les affaires de propriété et de créances.

Le 28 août 1874, sous le mandat du gouverneur général civil, le Général Chanzy, une ordonnance gouvernementale fut promulguée aux termes de laquelle les tribunaux musulmans étaient dissous dans la région de Kabylie pour être remplacés par des groupes d'autochtones connus sous le nom de groupes judiciaires, habilités à statuer selon les us et coutumes sans se référer à la justice musulmane basée sur la chariâa musulmane.

Le rôle des juges musulmans fut limité à statuer dans les affaires de mariage, divorce et succession.

Les textes législatifs français avaient fait en sorte de vider la justice musulmane de son contenu religieux, à travers son rattachement à la justice française laquelle était totalement éloignée des valeurs du peuple algérien. Par ailleurs, le traitement des questions primordiales des Algériens avait été dévolu à des juges français qui ne connaissaient même pas la langue arabe.

Durant toute la période du gouvernement civil, la situation de la justice musulmane fut en butte à de multiples aménagements puisque l'administration coloniale française avait poursuivi l'application de la politique définie par l'Amiral De Gueydon et à travers lui, les colons, lorsqu'il avait dit: "Le juge musulman doit s'effacer devant le juge français car nous sommes les vainqueurs"


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