Algérie

La jungle audiovisuelle



Les dérapages sont devenus une marque de fabrique des chaînes de télévision qui évoluent, de l'avis de tous les spécialistes, dans une espèce de marécage de "non-droit".Alors que le programme de la "caméra cachée" de la chaîne Numidia TV n'a pas fini de faire jaser dans les chaumières, voilà qu'une autre chaîne de télévision, Echourouk en l'occurrence, vient d'arrêter la diffusion du sitcom "Dar Lâadjab" et de supprimer ses trois premiers épisodes sur les réseaux sociaux. Raison de la suppression : les réactions indignées autant sur la Toile que chez les autorités dont le contenu de la sitcom n'était pas visiblement à leur goût. Il semble même avoir agacé. Conçu comme divertissement avec en arrière fond une teneur de critique politique, le troisième épisode en question évoquait implicitement le dépôt par l'Algérie de 150 millions de dollars comme garantie à la Banque centrale tunisienne, un geste qui avait, faut-il sans doute le rappeler, suscité quelques commentaires ironiques sur les réseaux sociaux en raison de la situation économique peu reluisante du pays.
Mais pas seulement : la sitcom s'est également moqué des candidats à la dernière élection présidentielle de décembre dernier. Ayant sans doute pris la mesure de "l'incartade", le groupe médiatique s'est empressé mardi soir d'annoncer, par le biais d'un communiqué, "l'ouverture d'une enquête", "la suspension de toute l'équipe chargée du premier visionnage des programmes" et "la traduction de ses membres devant un conseil de discipline". Mais le mal était déjà fait puisque le lendemain, l'Autorité de régulation de l'audiovisuel n'a pas manqué d'adresser un avertissement aux responsables de la chaîne.
Dans un communiqué rendu public hier, le gendarme de l'audiovisuel, dont le rôle est controversé, relève "un écart par rapport aux objectifs réels du programme à travers des expressions d'abus et de mépris pour la dignité humaine et le manque de respect pour les intérêts économiques et diplomatiques du pays ainsi que le manque de respect pour les valeurs nationales et les symboles d'Etat spécifiés dans la Constitution".
Loin d'être exhaustifs, ces dérapages sont devenus une marque de fabrique des chaînes de télévision qui évoluent, de l'avis de tous les spécialistes, dans une espèce de marécage de "non-droit". Faut-il rappeler, dans ce contexte, la manière peu cavalière avec laquelle a été malmené, il y a quelques années, lors d'une "caméra cachée" l'écrivain Rachid Boudjedra par la chaîne Ennahar ' Passons sur les scènes de violence, de discrimination, de haine, d'atteinte à la dignité des personnes, de racisme et d'antisémitisme qui marquent certains programmes diffusés.
Conçues à l'origine, dans la foulée des révoltes arabes en 2011, pour contrecarrer la redoutable chaîne Al Djazeera, les chaînes de télévision, particulièrement privées, ont fini au fil des ans par constituer un champ audiovisuel considéré par nombre de spécialistes, mais également par le mouvement populaire qui n'a pas cessé de le dénoncer, comme un "véritable danger" pour la cohésion sociale. À leur financement opaque, s'ajoute la médiocrité professionnelle et l'indigence de leurs contenus. "Il y a une absence de régulation dans le sens juridique, professionnel et civil.
Car dans les sociétés démocratiques, la société civile a le droit de fonder des observatoires pour observer les chaînes de télévision. Depuis leur création en 2011 avec l'aval du système, dans la foulée des événements en Tunisie, en Egypte et au Yemen, ces chaînes, avec un financement opaque, transfèrent des devises et produisent des sitcoms qui versent dans la haine, particulièrement à l'égard des migrants, leur première victime. Elles font aussi de la discrimination envers les femmes", relève, Redouane Boudjemâa enseignant à l'université d'Alger et grand spécialiste des médias.
Il rappelle comment en 2014, la plupart de ces chaînes se sont attaquées avec une rare virulence à tous ceux qui contestaient la perspective d'un cinquième mandat de Bouteflika. "On est face à un phénomène télévisuel opaque dans son financement et médiocre dans son travail journalistique, un espace télévisuel qui évolue en dehors de la loi. Ces chaînes sont un danger malgré l'existence d'une loi. Soumis au diktat d'anciens ministres et d'autres cercles de l'Exécutif, l'Arav n'existe que sur le papier et brille par son absence.
Elle ne produit que des communiqués pendant le Ramadhan", dit-il. Selon lui, "il est urgent de définir ses prérogatives et d'en finir avec un champ audiovisuel qui menace l'Etat, la cohésion sociale et les valeurs de la société".


Karim Kebir


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