Algérie

La guerre oubliée d'Algérie : les débuts de la conquête et de la colonisation (3e partie et fin)



La guerre oubliée d'Algérie : les débuts de la conquête et de la colonisation (3e partie et fin)
Publié par le quotidien Le Soir d’Algérie le 28.10.2021

Par Sahraoui Hocine, ancien ambassadeur

Une autre forme de «disparition» des Algériens a été aussi utilisée par la France : les déportations. Deux vagues significatives de déportation :

- D’abord, à destination de l’île Sainte- Marguerite, située en face de Cannes : des milliers de prisonniers y ont été détenus entre 1837 et 1884. La smalah de l’Émir Abdelkader est arrivée la première, le 26 juin 1843 (290 personnes, tous des notables, dont le secrétaire particulier de l’Émir).

Ces prisonniers furent rejoints par beaucoup d’autres, notamment par les révoltés de Kabylie de 1871 (environ 1 000 personnes). Les maladies ne les ont pas épargnés. Les prisonniers morts ont été enterrés sur place. Un cimetière oublié existe toujours de nos jours, constitué de tombes anonymes. Une association de harkis s’est accaparée du site et dépose ainsi, chaque année, une gerbe de fleurs à la mémoire des «Algériens morts pour la France» (sic !).

- Ensuite, en direction du bagne de Cayenne, en Nouvelle-Calédonie, lors de la révolte de 250 tribus kabyles (1871), contre l’accaparement des terres, menées par El Mokrani et cheikh Ahaddad. Les tribunaux français ont distribué des années de bagne et de mises à mort (fusillés) de 1871 à 1874. Des convois entiers ont été déportés à Cayenne et à l’île Sainte-Marguerite. «La Guyane française a accueilli près de vingt mille déportés algériens, dont la moitié y perdit la vie», note Hadj-Ali Mustapha, dans un ouvrage intitulé Les bagnards algériens de Cayenne. Le bagne de Cayenne a ensuite été régulièrement la destination de délinquants algériens dont les délits, crimes d’honneur ou crime contre un colon esclavagiste ont été transformés en crime de rébellion contre l’État. Une communauté d’Algériens descendants de ces martyrs existe toujours dans la commune de Bourail (Nessadiou, île des Pins).

Quant à nos ancêtres «barbares», qu’en était-il vraiment ? Devons-nous accepter l’idée et les affirmations des uns et des autres, selon lesquelles la colonisation leur aurait apporté instruction et savoir (les fameux aspects positifs).

Faisons parler la commission d’enquête de 1833 :

«En 1830, tous les Algériens savaient lire, écrire et compter et la plupart des vainqueurs avaient moins d’instruction que les vaincus.» Dans la Mitidja, comme le note le général Valaze dans le rapport de ladite commission, «presque tous les Arabes savent lire et écrire. Dans chaque village, il y a 2 écoles».

Par ailleurs, les témoignages privés foisonnent.

Florilèges :

- Le commandant Claude Antoine Rozer, dans son Voyage dans la région d’Alger en 1833, note : «Presque tous les hommes savent lire et compter.»

-Le duc de Rovigo : «Notre seule supériorité sur eux, c’est notre artillerie et ils le savent.»

-Thomas Campbell, écrivain anglais, contemporain et témoin des évènements, dans son ouvrage Les annales de l’Angleterre 1835, porte à notre attention que :

«Les Algériens sont beaucoup plus cultivés qu’on ne le croit, tous les Algériens savaient lire, écrire et compter.»

- Alexis de Tocqueville, in Travail sur l’Algérie (1841) : «Ce qu’il faut, c’est donner des livres à ce peuple… Ils savent tous lire, ce qui les rend supérieurs à nos paysans de France.»

- Thomas Campbell : «À notre arrivée, en 1830, il y avait plus de 100 écoles primaires à Alger, 86 à Constantine, 50 à Tlemcen. Alger et Constantine avaient 6 à 7 collèges secondaires et l’Algérie était dotée de 10 zaouïas (universités). Chaque village ou groupe d’habitations avait son école.»

Selon René Vautier, «en France, à la même époque, on compte 40% d’analphabètes. Ainsi les soldats qui débarquaient étaient-ils moins instruits que ceux qu’ils venaient civiliser».

Quant à l’organisation et à la crédibilité des universités algériennes, laissons Louis de Baudicourt, écrivain français, nous en parler, dans son ouvrage Des indigènes de l’Algérie,1883.

En voyage en Kabylie, il note : «Les zaouïas avaient essentiellement pour but l’instruction. Chaque zaouïa a un local où l’on ne s’occupe que du Coran. Un second local est réservé à l’étude des sciences. Outre les sciences, on y étudie également l’arithmétique, la géographie, l’astronomie, les lettres et la grammaire à côté de l’étude du Coran (du point de vue légal). Sous ce rapport, la zaouïa est une espèce d’université. Un troisième sert d’école primaire pour les enfants, indépendamment des habitations où l’on reçoit les mendiants et les voyageurs indigents (dans le cadre de l’assistance sociale).»

Deux témoignages pour conclure :

- Extrait du rapport de la commission d’enquête : «En fait, ce fut une véritable extermination culturelle, nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser.»

- Alexis de Tocqueville, «Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus ignorante et plus barbare, qu’elle n’était, avant de nous connaître.» Constat d’autant plus crédible qu’il émane d’un chaud partisan de la colonisation qui écrit dans le même ouvrage : «Je crois que le droit de la guerre (sic) nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux.» Ainsi s’exprimait l’auteur français de La démocratie en Amérique.

L’ethnocide culturel (destruction de l’enseignement, tentative d’effacement de la culture, de la langue et de la religion) a débuté en même temps que le génocide.

Dans ce but, deux décrets du 7 septembre et 9 décembre 1830 portèrent un coup très grave à l’instruction et à la culture musulmanes. Ils affectaient les revenus de toutes les fondations cultuelles, charitables et culturelles au domaine français.

De ces revenus dépendaient l’entretien des mosquées, le financement de l’enseignement, le salaire des professeurs. Face à cela, les professeurs, les lettrés algériens et l’intelligentsia, d’une manière générale, durent fuir par milliers au Maroc, à Fès (El Karaouine), ou au Caire (El Azhar), faute de moyens de subsistance. Hamdane Khodja lui-même alla terminer ses jours au Caire.

Pour les édifices religieux, Albert Devoux notait en 1865 : «Des 132 mosquées de 1830 à Alger, nous n’en avions laissé que 12. À Oran, une seule.»

Dans les campagnes, les Français privèrent les zaouïas de leur seule source de revenu par le séquestre de leurs terres. Le cancer de l’ignorance allait pouvoir se propager librement.

Les résultats, en termes d’instruction et de savoir, on les retrouve dans les statistiques officielles françaises, elles-mêmes :

- En 1891, seuls 2% des enfants algériens étaient scolarisés.

- En 1954, à la veille de la guerre d’indépendance, le taux ne monte qu’à seulement 15%, dans une république où la scolarisation était pourtant obligatoire pour les enfants en âge de l’être.

«Au fond, et la religion musulmane et la langue arabe font l’objet d’une prohibition de fait sévère mais surtout durable», constate l’Algérienne Seloua Luste Boulbina in Un mal français dès les lumières ou la prohibition de l’Islam (mis en ligne sur Cairn.info le 11 juin 2015).

Patrick Weil, historien de gauche : «Jamais ailleurs qu’en Algérie la distance n’a été aussi grande entre les mots du discours républicain et sa pratique.»

Dernier aspect relatif aux barbares que nous n’étions pas. Avant 1830, les Algériens avaient déjà l’eau courante, le tout à l’égout et des cultures avec système d’irrigation. À la même date, tout ceci était inconnu en France où l’on faisait toujours ses besoins dans la nature ou dans des brocs dont le contenu était jeté par les fenêtres ou dans des fosses d’aisance et ou l’eau était collectée dans les rivières et les sources. À Alger, quatre aqueducs alimentaient la médina ainsi que des aqueducs à «Sousterazi» pour alimenter les hauteurs de la ville. Fort l’Empereur était ainsi pourvu en eau malgré ses 220 m d’altitude par rapport au niveau de la mer.

Cette ingénierie hydraulique, héritée des jardins suspendus de Babylone, a été détruite, dès les premiers jours, par l’occupant (lire à ce propos un article rédigé par Kameche-Ouzidane Dalila, docteure en histoire des techniques, intitulé : «Ma découverte du système des eaux qui alimente le complexe palatio-défensif de la citadelle d’Alger»).

Une quarantaine d’années donc après le début de la colonisation, le constat s’impose pour les Français que les massacres sont finalement improductifs (au sens littéral économique) et que «le refoulement devient une imprudence» (Bugeaud 1860).

L’immigration est en effet dérisoire. L’accroissement du nombre de terres accaparées et leurs superficies allant en augmentant posaient un dilemme aux colons. Ils étaient trop peu nombreux pour exploiter les terres. Ils s’aperçurent alors qu’un bon Arabe n’était pas forcément un Arabe mort, qu’il pouvait être utilisé comme bête de somme, taillable et corvéable à merci, comme «ouvrier agricole (sic)».

Plus tard, la forte demande viticole puis la demande de l’industrie française en développement rapide (immigrés algériens en France comme main-d’œuvre au rabais) contribuèrent au changement de but et d’orientation de la colonisation. Autre élément, «les indigènes» étaient devenus tout d’un coup «utiles», en ce qu’ils ont pu être utilisés comme chair à canon; des régiments entiers d’Algériens furent ainsi complètement exterminés durant la guerre franco-allemande de 1870.

Pour information, les premiers colons ont été des officiers français de l’armée d’occupation (Clauzel le massacreur s’octroya 20 000 hectares, situés en grande partie du côté de Blida et de Médéa). Les militaires furent rejoints par la lie de la société française, une foule d’aventuriers, de spéculateurs et autres escrocs en tous genres. L’immigration restant encore nettement insuffisante, par rapport à la superficie des terres disponibles, les Français se tournent alors vers les Européens.

C’est ainsi que les paysans espagnols, italiens, maltais, siciliens et livournais constituèrent la deuxième vague. Les Alsaciens formèrent la troisième, après l’annexion de l’Alsace par les Prussiens à la défaite de Sedan, en 1870 ; 27 000 Alsaciens, chassés par cette annexion, se portèrent volontaires comme colons en Algérie (le premier village colon qui se créa, en Algérie, Dely Brahim, fut leur œuvre). La communauté juive, désormais française, dont les membres passent de la condition d’indigènes à celle de nouveaux colons, constituera le dernier apport.

Il fallait, cependant, maintenir « l’indigène » dans la situation d’asservissement et d’atonie qui devait être la sienne.

C’est ainsi que la République française entérine et «légalise» en 1881, sous l’appellation de «Code de l’indigénat», toutes les mesures administratives discriminatoires et sanctions pénales ou délictuelles prises arbitrairement sous le régime militaire, qui frappaient les Algériens (infractions spécifiques, peines plus lourdes pour les mêmes faits, impôts supplémentaires, cantonnement, séquestre, etc.). Aucune de ces infractions, délits ou sanctions n’existaient dans le droit français. Il ne s’agissait pas seulement de surveiller et de contrôler les Algériens, il s’agissait, surtout, de les maintenir dans un état de précarité et d’abêtissement propice à une exploitation féroce, sans craindre qu’ils ne se révoltent et ne s’organisent, il s’agissait, enfin, de les maintenir dans un statut d’infériorité conforme au sentiment de supériorité raciale du colonisateur. Un racisme d’État qui dit officiellement son nom.

En réalité, une fois réduit à environ trois millions et muselé par la force du «droit» et de l’administration coloniale, le peuple algérien dut renoncer à la lutte permanente qu’il n’a jamais cessée et attendre d’avoir presque retrouvé les chiffres de 1830, avant de pouvoir la reprendre un certain 1er Novembre 1954. Mais ceci est une histoire mieux connue.

Pour le droit international (Convention internationale pour la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, article 2), «le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : le meurtre de membres du groupe, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle». Tous ces éléments sont réunis dans le cas algérien.

Les massacres peuvent, également, être qualifiés de crimes contre l’humanité, s’agissant de meurtres de masse de populations civiles. Il est clair que les éléments constitutifs d’une action devant les instances internationales ou devant un tribunal ad hoc, à l’exemple de celui de Nuremberg, pour génocide ou pour crime contre l’humanité, existent.

S. H.


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