La fugue

Aujourd'hui, les enfants de Fatima ont décidé de prendre leur mère au restaurant. Aller au restaurant n'est pas une mince affaire. Surtout pour cette femme qui a vécu dans l'ombre et la discrétion toute sa vie. Elle n'a jamais appris à manger en présence d'étrangers chez des étrangers. Ses enfants insistent pour que la maman ait cette expérience au moins une fois dans sa vie. Ils veulent la voir se faire servir pour une fois. Elle a résisté tant qu'elle a pu pour les convaincre de la laisser tranquille. Que sortir pour manger dehors n'est pas dans ses habitudes, ni dans sa culture. Elle préfère son train-train quotidien; elle est habituée à attendre les siens et à veiller sur leurs moindres désirs. La vie est pleine de contradictions. Ce n'est pas toujours aussi agréable qu'on pourrait se l'imaginer de commander et d'attendre qu'on nous apporte les plats demandés. En tous les cas, pas pour tous. La plupart de nos gens n'ont pas l'habitude ni l'envie de manger dans un endroit asphyxié de convenances obligatoires. D'ouvrir la bouche et de mastiquer. De laisser ses émotions paraître et surtout de les partager avec tous ces étrangers attablés tout près. Le regard fuyant, les membres ankylosés de ne pas bouger ou plutôt de peur de faire de mauvais mouvements. Ses mains lourdes, la mâchoire crispée, elle ne veut pas montrer qu'elle n'apprécie pas ces plats bizarres qui ne ressemblent pas à ce qu'elle prépare d'habitude. Au moment de l'addition, la situation est burlesque.La mère est honteuse devant une dépense qui n'a aucun sens pour elle. Elle aurait pu préparer un bon repas à toute la famille, à la maison. Le goût aurait été plus savoureux, l'ambiance aussi. Maintenant, elle sait ce que signifie aller au restaurant. C'est aller manger quelque chose qu'on ne veut pas vraiment avec des gens qu'on ne connaît pas. A chacun son plaisir. Il n'y a pas de loi pour cela.