Publié le 29.05.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Entretien réalisé par notre correspondante à Paris, Maya Zerrouki
C’est autour de ce livre paru récemment aux éditions du Seuil que s’est articulée la conférence organisée par la Grande Mosquée de Paris et animée par l’historienne Naïma Yahi. Les auteurs Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin ont présenté le résultat de l’enquête qu’ils ont menée auprès de 1070 musulmans de France majoritairement d’origine maghrébine «très» diplômés, forcés à partir principalement pour cause «d’islamophobie d’atmosphère». Rencontre avec l’instigateur et co-auteur du livre Olivier Esteves, professeur à l’université de Lille, spécialiste du monde anglophone, de l’ethnicité et de l’immigration.
Le Soir d’Algérie : Comment vous est venu le choix du sujet ?
Olivier Esteves : Je commençais à entendre parler de départs d'anciennes étudiantes qui portaient le voile de l'université de Lille vers l'Angleterre. Une rumeur persistait sur ces départs, ce qui a éveillé ma curiosité, d'autant plus que cela concerne mon domaine de recherche, à savoir l'immigration vers les pays anglophones. J'en ai discuté avec Julien Talpin, qui étudie les quartiers populaires de Lille et de Roubaix, et il m'a confirmé observer le même phénomène. Alice Picard, qui a rédigé une thèse en sciences politiques sur la gestion municipale de l'islam dans les villes de Rennes et Nantes en France, ainsi que Bristol et Glasgow en Grande-Bretagne, s'est également intéressée au sujet. Nous avons alors formé une équipe, qui inclut au départ d’autres collègues encore, et avons commencé à enquêter sérieusement sur les raisons du départ de la diaspora musulmane de France.
Vous paraphrasez dans votre titre la célèbre phrase du président Sarkozy «la France tu l'aimes ou tu la quittes», pourquoi ce choix ?
Il est important de rappeler que la phrase « America, love it or leave it » a été prononcée par le président Richard Nixon lors des mobilisations étudiantes américaines contre la guerre au Vietnam. Ce n’était pas dans un contexte de stigmatisation raciale.
En reprenant cette idée, l'ancien président s’est effectivement réapproprié le discours et a mis l'accent sur la question raciale. Pour nous en tout cas, l'idée était de changer la conjonction de coordination, de passer de «ou» à «mais». Ainsi, la phrase «la France, tu l'aimes ou tu la quittes devient» «la France, tu l'aimes mais tu la quittes».
Il est très important de noter qu'il n'y a pas eu de consensus au sein de l'équipe sur l'utilisation de ce titre. J'ai personnellement beaucoup bataillé pour, car je le trouvais percutant, qu'il pouvait susciter des discussions et qu'il restituait très bien les propos recueillis lors de nos enquêtes. Au fur et à mesure que les entretiens progressaient, je me suis rendu compte que ce titre résumait effectivement le sentiment général. Ce n'est pas un sentiment unanime, mais c'est celui le plus communément partagé.
Pourriez-vous nous éclairer sur l’échantillonnage, comment avez-vous procédé ?
Nous avons deux volets dans notre étude : un volet quantitatif comprenant un questionnaire comportant 38 questions, lequel a été complété par intégralité par 1 070 personnes. Je souligne la complétude car bien que plus de 2 800 personnes aient répondu au questionnaire, nombre d'entre elles ne l'ont pas fait intégralement, et ces données partielles n'ont pas été prises en compte dans notre analyse.
Parallèlement, nous avons un volet qualitatif comprenant des entretiens biographiques réalisés avec 139 personnes au total. En fin de questionnaire quantitatif, une dernière question (question 39) proposait d'aller plus loin : nous demandions aux participants de nous fournir leur adresse électronique s'ils étaient disposés à accorder un entretien biographique.
Comment vous avez trouvé ces personnes ?
Un appel à témoins intitulé «Ces Français musulmans qui travaillent à l'étranger» a été publié sur Mediapart. Nous avons particulièrement mis en avant l'idée de l'emploi à l'étranger. Ce sujet a suscité l'intérêt de différentes associations, notamment le CCIF par le biais de son président Muhammed Marwan, ce qui nous a apporté une visibilité remarquable. C'est fascinant car cela nous a permis d'atteindre un large public, mais nous sommes conscients que cela a créé un biais de sélection. En effet, Muhammed, étant très actif sur Twitter, attire principalement des CSP+ avec un niveau d'éducation élevé, une forte religiosité et une forte identification à l'islam. Nous en sommes conscients et en discutons ouvertement dans notre livre. Nous assumons pleinement cette spécificité de notre échantillon, d'autant plus que notre enquête est exploratoire. Il s'agit d'une première étape vers une enquête plus approfondie, quantitative et, espérons-le, plus représentative de la diversité de l'islam en France. Par ailleurs, nous avons veillé à diversifier notre échantillon, notamment en cherchant à contacter des personnes converties, d'origine turque ou d'Afrique subsaharienne, afin de refléter au mieux la richesse et la diversité de la communauté musulmane en France.
Depuis quand avez-vous remarqué ce phénomène d'exode, et avez-vous une idée de son origine ?
À travers nos enquêtes, nous constatons que notre échantillon représente une partie de la population, mais il est difficile de le prouver formellement, tout comme il est difficile d'en nier la validité. Sur les 1070 personnes interrogées, 68% ont déclaré avoir quitté la France au cours des cinq dernières années, selon notre enquête menée entre 2020 et 2022. Cela indique qu'un nombre significatif de personnes ont quitté le pays depuis les attentats de 2015.
Lors des entretiens, nous avons pris soin de diversifier nos interlocuteurs, notamment en parlant à des expatriés installés depuis longtemps, certains depuis plus de vingt ans. Nous avons eu des conversations intéressantes avec deux femmes vivant en Angleterre, l'une à Londres et l'autre à Sheffield, ayant quitté la France en 1997. Ces personnes ont une perspective unique, ayant vécu des événements historiques comme la victoire de la France à la Coupe du monde de 1998, mais depuis l'étranger. Elles apportent un regard critique et distant sur des concepts comme celui de la «diversité» en France.
Quelle proportion y a-t-il entre les genres ?
Lorsque nous sollicitons l'opinion des personnes, notamment sur des sujets politiques, il est souvent observé une certaine surreprésentation des hommes. Cependant, ce phénomène n'est pas nécessairement lié au type de population interrogée. Malgré cela, je tiens à souligner que dans nos entretiens, nous avons veillé à cibler davantage de femmes afin d'obtenir une légère majorité féminine parmi les personnes interrogées. Cependant, nous avons rencontré des difficultés pour équilibrer notre échantillon, puisque nous avons finalement constaté une proportion plus élevée d'hommes que de femmes parmi les personnes interrogées. Il est important de préciser que ce déséquilibre concerne les personnes interrogées et non pas celles qui ont participé à notre enquête. En somme, je souhaite simplement discuter du contenu de notre enquête, de ceux qui ont rempli notre questionnaire et avec qui nous avons eu des entretiens. Toutefois, je ne peux pas affirmer que notre enquête reflète fidèlement la réalité sociale dans son ensemble.
Vous êtes spécialisé dans les questions de l’immigration dans les pays anglophones, quel comparatif peut-on faire sur le sujet avec la France ?
Il est difficile de parler franchement en termes d'échec et de réussite, car plusieurs raisons incitent nos enquêtés à se rendre en Angleterre, qui ne sont pas nécessairement liées à l'islamophobie ou aux discriminations. D'abord, l'attrait de l'Angleterre réside dans son marché du travail dynamique par rapport à la France, ainsi que dans la possibilité d'améliorer ou d'apprendre l'anglais, une langue cruciale sur le marché mondial. En revanche, il y a peu d'incitation pour les Britanniques à travailler en France pour apprendre le français, car l'importance de l'anglais sur le marché du travail global est bien plus grande. Ces facteurs attirent donc davantage de Français, qu'ils soient musulmans ou non, vers l'Angleterre.
Ensuite, la question des discriminations en Grande-Bretagne est un sujet de débat public depuis les années 1960, avec des lois anti-discrimination qui ont mis en lumière cette problématique. En France, en revanche, la reconnaissance et la discussion des discriminations sont plus récentes, datant principalement des deux dernières décennies. Depuis l'élection d'Emmanuel Macron, cette question semble être au point mort en France, contrairement à la Grande-Bretagne où l’islamophobie est plus ouvertement discutée. En revanche, en France, il y a une tendance à minimiser ou ignorer ce problème, comme le montre l'exemple de Manuel Valls reprenant des interprétations erronées sur l'islamophobie.
Enfin, en Grande-Bretagne, l'islamophobie ne se limite pas à stigmatiser les musulmans, mais touche également des groupes comme les demandeurs d'asile syriens ou les jeunes en difficulté scolaire d'origine pakistanaise, habitant dans des villes désindustrialisées du nord de l'Angleterre. Par contraste, certains Français d'origine algérienne affirment se sentir moins catégorisés par leur origine ethnique en Angleterre, échappant ainsi à une certaine stigmatisation.
Curieusement, vous dites que la majeure partie des interrogés ne partent pas vers des pays musulmans ou leur pays d’origine. Pourquoi ?
Dans le premier chapitre, nous avons examiné plusieurs variables et leur corrélation, notamment entre le niveau d'éducation et le lieu de résidence. Une observation générale se dégage : les personnes qui se rendent ou retournent au Maghreb, principalement françaises et nées en France, ont tendance à avoir un niveau d'études sensiblement inférieur à la moyenne des autres personnes. Cette tendance est étroitement liée aux politiques migratoires de certains pays, comme Dubaï ou le Canada. Par exemple, en tant que Français, il est pratiquement impossible de devenir infirmière à Dubaï, car ce métier est réservé aux Philippines, Népalaises, Pakistanaises, etc. Pour accéder au marché du travail à Dubaï en tant que Français, il faut généralement avoir un diplôme de niveau bac +5 ou bac +6. Des exigences similaires s'appliquent au Qatar et dans d'autres pays du golfe Persique. Au Canada, depuis 1968, une politique de multiculturalisme de classe moyenne a été mise en place. Cela signifie que toute personne, quelle que soit sa race ou son ethnie, est la bienvenue, mais elle doit avoir les qualifications requises, démontrées par des diplômes. Contrairement à d'autres endroits, la sélection ne se fait pas sur des critères ethniques, mais sur des compétences professionnelles validées. En général, les personnes qui choisissent de vivre en Algérie ou au Maroc ont tendance à avoir des niveaux de diplôme plus bas que celles qui partent au Canada, à Dubaï ou aux États-Unis. Personnellement, je me souviens d'une entrevue que j'ai eue avec un individu à Agadir, qui était l'une des rares personnes interrogées ayant seulement un diplôme d'études professionnelles (DEP). Pendant l'entretien, j'ai dû m'exprimer de manière simple et éviter certains termes pour m'assurer que l'interviewé comprenne bien et puisse répondre de manière adéquate, et en toute sérénité.
Tous ces départs sont-ils organisés par des réseaux ?
Quand on envisage de partir, il existe toute une infrastructure de réseaux qui dessinent une sorte d'espace diasporique global. Ces réseaux prennent différentes formes, des boucles WhatsApp aux groupes Facebook, et ainsi de suite. Par exemple, dans le cadre de notre enquête, nous avons découvert un groupe Facebook rassemblant environ 1800 musulmans francophones vivant au Royaume-Uni. Ce groupe a compilé un fascicule de 120 pages intitulé «Aide à l'expatriation des musulmans francophones au Royaume-Uni», offrant une multitude de conseils pratiques sur l'installation dans ce pays. Ces conseils vont de la recherche d'un logement à la scolarisation des enfants, notamment dans des pays où le coût de l'éducation, comme à Dubaï ou à Singapour, est extrêmement élevé.
Ces réseaux ne se limitent pas aux expatriés en Grande-Bretagne. Il existe également des groupes WhatsApp pour les Français musulmans à Dubaï ou à Singapour, par exemple, qui partagent des informations et des conseils sur divers aspects de la vie dans ces régions. En ce qui concerne le Maghreb, les réponses sont moins évidentes, car beaucoup de personnes « retournent » dans leur pays d'origine grâce à des contacts familiaux directs. Par exemple, nous avons rencontré des individus qui, grâce à des liens familiaux, ont pu s'installer et travailler à Alger après avoir vécu dans des régions éloignées.
En ce qui concerne la question de l'islamisme, il est important d'aborder ce sujet avec prudence, étant donné le contexte politique et médiatique. Certaines personnes quittent la France pour des raisons liées à leur pratique religieuse, mais cela ne signifie pas nécessairement qu'elles sont des islamistes au sens politique du terme. Dans notre étude, nous avons remarqué que la plupart des individus qui partent sont plutôt quiétistes, cherchant simplement à vivre leur foi en paix, sans s'engager politiquement. Cependant, nous consacrons quelques pages à ce sujet dans notre livre, car il représente un aspect de la réalité des départs, bien que ce ne soit pas au cœur de notre enquête.
Pour terminer, est-on en train d’assister à l’échec de la laïcité en France ?
La laïcité, telle qu'elle s'est progressivement affirmée depuis 1989, a connu une montée en puissance constante. Avant cette date, en France, le débat sur la laïcité était quasiment absent de l'espace public. Une rapide recherche dans les archives numériques du journal Le Monde permet de le constater en quelques minutes. Avant 1989, les rares articles associant la laïcité à l'islam concernaient généralement des pays comme l'Égypte, la Turquie ou le Sénégal, mais jamais la France.
À partir de cette première affaire du voile en 1989, qui a été politiquement exploitée pour diverses raisons, on a observé une augmentation exponentielle du nombre d'articles traitant de la laïcité en général et de son lien avec l'islam en particulier. À mon avis, l'insistance républicaine française sur la laïcité est en réalité une manière de parler de l'islam, car il y a très peu de données religieuses ou ethniques en France. Les cas de personnes de confession juive confrontées à des problèmes similaires sont extrêmement marginaux. Les juifs disposent aussi d’écoles privées en nombre et profondément enracinées en France, contrairement à l’offre scolaire pour les enfants musulmans.
Au Royaume-Uni ou au Canada, où les communautés religieuses sont plus nombreuses, les cas de discrimination liés à la religion sont rares. En réalité, la France est un État laïque à prédominance catholique, et les signes religieux catholiques dans l'espace public ne sont généralement pas contestés, contrairement aux signes musulmans.
Par exemple, les processions catholiques sont courantes, tout comme les jours fériés qui ont des origines catholiques, comme Noël. En revanche, les prières musulmanes dans l'espace public sont souvent critiquées et assimilées à une «nouvelle occupation», comme l'a déclaré Marine Le Pen à propos du quartier de la Goutte d'Or à Paris. Cependant, il est important de noter que les musulmans prient dans la rue par contrainte, faute d'espaces suffisants dans les mosquées.
Cela soulève la question de l'égalité de traitement. Par exemple, à Roubaix, je suis confronté chaque mardi à de la propagande des Témoins de Jéhovah dans la rue, sans que cela suscite de réaction médiatique, alors que si ces personnes étaient musulmanes, cela ferait probablement les gros titres.
En France, on parle de laïcité uniquement lorsqu'il est question de l'islam, car politiquement, c'est plus vendeur et cela donne l'impression d'être progressiste : on est ainsi pour la laïcité plutôt que contre l’islam.
M. Z.
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Posté Le : 30/05/2024
Posté par : rachids