Les traditions démocratiques et républicaines, les lois de la bienséance, les règles élémentaires qui lient les votes aux élus et les élus aux gouvernants n'ont plus cours en France. Depuis le début de cet été, une dictature démocratique est en Å“uvre, au vu et au su de tous, dans la « patrie des Droits de l'Homme » et des « Lumières ». Trois élections, trois défaites. Avec un Jupiter qui se démène et triomphe.
Les premiers seront les derniers
Les électeurs du NFP ont permis l'élection de nombreux députés du « Centre » et de la droite LR, mais n'ont pas été choisis pour former un nouveau gouvernement. Partout en Europe dans tout ce qui tient lieu de démocratie, la logique, la tradition, les usages...
veulent que le parti arrivé en tête soit chargé de former un gouvernement, quitte à ce qu'il échoue et cède sa place au suivant sur la liste.
Pour forcer la main d'un président de cette curieuse république qui savait parfaitement ce dont il ne voulait à aucun prix, LFI, croyant le piéger, a accepté de renoncer à un Premier ministre proche d'elle et même renoncé à participer à un gouvernement du Nouveau Front Populaire alors que LFI en est la première composante. « Le programme » a consommé leurs illusions.
Les Républicains, aussi peu nombreux soient-ils, se retrouvent à Matignon par la grâce d'un « Front Républicain » auquel ils ont refusé de prendre part, unilatéralement décidé par le NFP pour éviter que le RN ait une majorité à l'Assemblée. Ils ont bénéficié des votes des électeurs de gauche au second tour, en toute ingratitude, alors que l'évolution du paysage politique français les vouait à la disparition ou, ce qui revient au même, à la dissolution dans le RN, précédés en cela par leur président E. Ciotti et une douzaine de LR.
Il en est de même des membres de la majorité macroniste qui en ont bénéficié tout autant, tous heureux (et tous aussi ingrats) d'être encore admis au Palais Bourbon.
Les derniers seront les premiers
On se retrouve avec une configuration (en apparence) très singulière : le Président choisit un Premier ministre en fin de carrière, rejeté par un parti (LR) qui représente le moins de députés, 40/577, environ 6% de l'Assemblée. Ses membres s'étripent sur les réseaux sociaux et devant la justice.
Du vaudeville de très mauvais goût. Pour un parti comptant si peu de députés, c'est une performance. Et c'est parmi ces glorieux représentants dans lesquels certains veulent reconnaître des restes de gaullisme, que E. Macron a choisi son Premier ministre, avec la bénédiction tacite de Marine Le Pen qui a donné son accord pour le choix de M. Barnier, préféré à X. Bertrand à cause de rivalités régionales et de vieux comptes ainsi soldés.
Il a fallu deux mois d'un temps précieux gaspillé pour que le président accouche d'une décision antidémocratique qui menace la stabilité politique du pays au moment même où celui-ci est en très mauvaise posture économique et financière. N'avoir le choix qu'entre de mauvaises solutions, n'est peut-être pas une bonne... solution. Pour éviter toute mauvaise surprise : le chef de cabinet de B. Le Maire ancien ministre de l'Economie, est devenu celui du nouveau Premier ministre et, dans les coulisses, A. Kohler, le chef de cabinet de l'Elysée forme le nouveau gouvernement du « Grand Barnier », cependant que le RN surplombe la nouvelle Assemblée et se promet d'en faire une théorie de pantins, à tout moment, menacés d'une censure.
Bravo, M. Macron !
Etat de superposition
« Rien ne peut se faire sans nous. Rien ne peut se faire sans le RN ». Le Premier ministre est « sous surveillance » menace Jordan Bardella (sur BFMTV, S. 07 septembre 2024)
Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, dimanche 08 septembre 2024 embraye : « Nous serons amenés dès les prochaines semaines à indiquer au Premier ministre les lignes rouges et les mesures que nous jugeons importantes et dont la prise en compte est indispensable afin de respecter le vote de nos 11 millions d'électeurs qui ont fait du RN le premier groupe de l'Assemblée et la première délégation au Parlement Européen. » Elle se propose de « mettre le futur gouvernement sous surveillance. Nous n'accorderons pas de blanc-seing. (...) Nous n'hésiterons pas à [le] censurer. ».
Le sort du Président, intimement lié à celui de son Premier ministre, dépend encore plus étroitement du RN qui a droit de vie et de mort sur l'Elysée et Matignon.
Le RN, sous double bind, a (presque) toutes les cartes en main.
Situation confortable : cela lui permet de disposer à la fois des leviers commandes et de clamer partout qu'il est dans l'opposition. Il est dedans et dehors. Dedans, quand ça l'arrange et dehors, quand ça l'arrange. Il dirige le gouvernement sans en encourir les inconvénients.
Il est en harmonie avec les lois de la mécanique quantique : selon le principe de superposition, un même état quantique peut avoir une position dans un univers et en avoir une autre dans un autre univers. Non seulement, on ne sait rien de l'état de santé du chat de Schrödinger, mais on ne sait même pas où il est. Ce n'est pas nouveau. Le RN, ex-FN, pilotait la plupart les gouvernements successifs depuis les années F. Mitterrand, lequel en avait beaucoup tiré parti, et leur imposait son ordre du jour. Mais attention. En politique comme en physique, il y a des lois de conservation impitoyables.
Contrainte, dont seuls les Dieux sont affranchis. Le Rassemblement National est, en effet, coincé entre deux bornes qui devraient tempérer d'arrogance. Le pouvoir dont il dispose est en réalité plus fragile qu'il ne le laisse paraître.
1.- C'est un fusil à un coup. Il n'est efficace que s'il n'est pas utilisé. La crise issue de la chute d'un gouvernement n'épargnera personne et redistribuera les cartes de manière imprévisible.
2.- Entre ne pas censurer le gouvernement Barnier et soutenir sa politique, un pas est vite franchi et qui pourrait lui aliéner un électorat populaire versatile qui n'est pas plus à droite qu'à gauche, abusé par un RN attrape-tout convaincu qu'il s'est mis la majorité des gens de peu de son côté.
3.- En vérité, le RN n'a aucun pouvoir réel de nuisance avec ses 126 députés.
Il ne peut menacer le gouvernement Barnier qu'avec le concours de son ennemi « de l'autre bord », mais seulement si ce dernier s'avisait de déposer une motion de censure.
L'homme malade de l'Europe
La France accumule les déboires. D'une fragilité extrême sur tous les plans, intérieurs et extérieurs, elle n'a plus la maîtrise de son destin. Sur le tableau de bord de la gouvernance française, tous les voyants sont au rouge. Son économie, son commerce, ses finances, sa stabilité politique, son crédit diplomatique... sont gravement déficitaires, sous la menace de Bruxelles et des marchés d'un côté et de la « rue » de l'autre. Par exemple, personne ne peut anticiper la résurgence de nouveaux « Gilets jaunes ».
Le désordre politique complète logiquement le désordre économique. Le gouvernement n'a pas de majorité mais une minorité encore plus réduite qu'avant la dissolution de l'Assemblée. Le Premier ministre, non macronien, peu représentatif au sein même d'un parti qui explose de tous côtés, dont le sort dépend de tous les extrêmes à portée de censure et de crise politique. E. Macron a réalisé une prouesse : c'est pire que sous la IVème République avec laquel le régime actuel, en cours depuis le début des années 2000 est, à tort, comparé. La fin de la Vème n'implique pas un retour à la IVème. Certes, le pire n'est jamais sûr. Mais il y a pire que le chaos.
Par-delà le microcosme... la séparation des causes et des effets. Les bricolages de la démocratie représentative.
Le système politico-médiatique prend toujours soin de séparer les univers pour ne pas en lire clairement les liens de dépendance et les articulations. Le travail consiste à isoler le politique de l'économique, vieux procédé, et à faire du politique un théâtre autonome où la psychologie de bazar l'emporte sur l'analyse rationnelle des liens de causalité.
Le « qui » remplace le « pourquoi » et les électeurs sont appelés à voter pour des personnages de roman, chacun à sa place chez La Bruyère, au lieu de s'attacher à savoir pour quelle politique, pour quel « programme » ils sont appelés à se déterminer. Brisons donc cette image binaire, restituons le monde dans sa totalité cohérente et re-parlons d'« économie-politique » en ce que toute décision économique est justifiée par un parti-pris politique et inversement.
Par-dessus les partis, le capital dicte ses lois et le patronat discrètement tire les ficelles des Barnier, Macron, Bayrou, Le Pen... avec ou sans leur collaboration, peu importe. Nous laisserons de côté les militants immatures, les adolescents de la politique, à peine sortis du bac à sable, qui plastronnent et bombent le torse.
A l'exclusion des tyrannies primitives qui pouvait s'en passer, les dictatures sont parfaitement compatibles avec la liberté d'expression. A condition bien sûr que le discours n'embraye pas sur la réalité. Les bavards n'ont jamais menacé personne.
D. Trump accumule les mises en accusation et rien ne semble l'empêcher d'être demain à nouveau président de la première puissance militaire de l'histoire.
Enfin, les taux d'abstention aux élections, c'est surtout chez les « les gens d'en bas », comme disait M. Barnier, qu'ils sont les plus élevés.1 Les plus fortunés n'ont plus besoin de rétablir le suffrage censitaire en vigueur au XIXème siècle, avant l'avènement de la IIème République.
Dans les années 1990, le « Capital » de K. Marx était devenu un succès de librairie aux Etats-Unis, encore plus après la crise de 2008. (Lire, Le Monde du 19 avril 2018) Sa lecture n'a jamais fabriqué de communistes résolus à déclencher une révolution prolétarienne à Wall Street.
Aucune étude n'a pu mettre en évidence un lien définitivement démontré que les jeux vidéo violents fabriquent des criminels. Mais distribuez largement des armes à une population, comme aux Etats-Unis, et le moindre différend tourne à la tragédie.(2)
« 1984 » de G. Orwell est une escroquerie, une spéculation « idéaliste » (au sens hégélien), une querelle naïve, idéologiquement désuète. Les électeurs ne sont pas des intellectuels et leurs choix ne sont pas rationnels. Lundi 26 août, le patronat s'était réuni en conclave à Longchamp et s'inquiétait de l'arrivée probable des « Bolchéviks » dont il fallait absolument barrer la route pour Matignon. Le patron du MEDEF, Patrick Martin, a eu plus que de la compassion pour le RN et « a regretté qu'[il] n'ait aucun poste de responsabilité à l'Assemblée nationale : on pense ce que l'on veut du RN, il n'y en a pas moins 11 millions de nos concitoyens qui ont voté en sa faveur, ça mérite de l'intérêt, de la considération ». (AFP, mardi 27 août 2024)
En corollaire de son affection pour le RN, et pour éviter toute ambiguïté, le même patron déclare dans Le Figaro du 22 août : « Si le programme de LFI était appliqué, ce serait insupportable pour le pays ».
Voilà toute ambiguïté levée.
L'essentiel pour le capital est que rien ne change. Le RN et le patronat, de concert, s'associent à un E. Macron aux abois qui abuse des pouvoirs que lui confère une Constitution pour laquelle il n'aurait (comme F. Mitterrand qui en a abusés3) jamais voté.
Réélu par défaut en 2022, s'il est légalement président, il n'échappe à personne que sa légitimité politique ne tient qu'à quelques articles des tables de la Loi dont il a délibérément ignoré l'Esprit.
N'est-ce pas pourtant ce même E. Macron qui déclarait en 2019 : « Le président de la République ne devrait pas pouvoir rester (en poste) s'il avait un vrai désaveu en termes de majorité, en tout cas c'est l'idée que je m'en fais ». (Le Figaro, V. 30 août 2024).
Le RN est désormais au centre du jeu, en garant des intérêts du capital, du Grand Capital, tout en se posant comme représentant de la nation, des petits entrepreneurs besogneux et des petites gens qu'il croit avoir convaincu que leurs conditions, dérive d'une multitude de parasites étrangers qui en veulent à leur prospérité, à leur quiétude et à leur identité. Sur de très nombreux sujets, jusqu'à dénoncer l'« écologie punitive », le RN et le patronat sont sur la même longueur d'onde.
A la nomination de M. Barnier, le patron des patrons approuve et applaudit : « Que ce soit lui, c'est plutôt rassurant. Je ne pense pas qu'il nous fera des numéros de claquettes, qu'il tiendra des propos d'estrade. C'est ce dont on a besoin. » (AFP, mardi 10 septembre 2024). Un schéma très similaire –par-delà tout anachronisme- a été mis en Å“uvre en 1933.
Jamais aucun gouvernement prévisible en France n'a été aussi discordant d'avec ce qu'il représente.
La démocratie, n'est-ce pas ce merveilleux régime politique qui garantit une stricte homologie entre l'état de l'opinion du peuple souverain et sa représentation fidèle dans l'Assemblée des élus qui la représente ? La France doit cette extraordinaire actualité qui fait rire (sous cape) toute l'Europe, à un architecte politique de grand talent, qui a perdu trois élections récentes successives, un Jupiter schizophrène qui n'ose même plus sortir dans la rue, de peur d'être sifflé ou entartré par ses concitoyens.
Pendant ce temps-là, des milliardaires se disputent le pouvoir aux Etats-Unis, élections dans une démocratie exemplaire, que les Européens suivent minute par minute parce qu'ils ont compris que ce sont les seules qui comptent vraiment. Leurs élections, leurs gouvernements, leurs hommes politiques... comptent pour du beurre. Le patron du « monde libre » n'habite plus le « vieux continent » depuis la fin de la Première Guerre mondiale.(4)
Les seuls qui comptent sérieusement, c'est à Washington qu'ils sont élus, parce que c'est là que les décisions qui les concernent sont prises. Ils donnent souvent cet exemple édifiant : la Belgique s'est passée de gouvernement pendant près de deux ans sans que cela manque à qui que ce soit, sans empêcher les Belges de vivre et l'économie de tourner. N'est-ce pas là une démonstration éblouissante que les gouvernements ne servent à rien ? Que les élections sont superflues ? Comment expliquer autrement l'accroissement inexorable des taux d'abstention dans la plupart des pays occidentaux ? La démocratie française fait beaucoup mieux : à l'ombre d'un président omnipotent, ce sont ceux qui ont perdu qui gouvernent.
E. Macron qui ne tolère aucune limite à ses pouvoirs, reprendra sans doute à son compte le credo reaganien5 adapté à une situation autocratique depuis plus de deux mois : « Le gouvernement est le problème. ‘JE' suis la solution ».
Il faut cependant se réveiller. La France n'est pas l'Amérique. Aucune décision sérieuse, quel que soit le gouvernement qui en sera chargée, ne pourra être prise et exécutée à Paris sans être préalablement validée par Bruxelles et visée par Washington et les marchés (ce qui revient au même).
La France et ses donneurs de leçons d'éthique politique, devraient s'abstenir de critiquer les « Républiques bananières » du Tiers-monde et de se gausser de leurs dirigeants qui doivent pour la plupart leur existence et leur maintien à la tête de leurs Etats, à leurs « amis » occidentaux.
La France, politiques et médias intimement associés, offre le spectacle d'une assemblée de satrapes qui courent derrière un pouvoir insaisissable, avec un peuple d'électeurs stupéfié de voir exploser en l'air les piliers les plus solides de son ordre politique.
Il y a là comme un signe de la fin d'un cycle, sans aucune idée de celui qui pourrait lui succéder.
Les Français (comme bien d'autres) commettent fréquemment l'erreur de croire que l'état de leur pays est unique.
Le contexte international, européen et mondial, avec des institutions de régulation, pour certaines, à l'évidence obsolètes, expliquerait pour une large part les singulières confusions françaises.
Notes
1- J 'ai bien des exemples en tête de progrès, petits ou grands, qui ont été accomplis grâce à des idées, de bonnes idées, de bonnes solutions apportées par les gens d'en bas... qu'il faut respecter. » (M. Barnier, lors de la passation de pouvoir à Matignon le J. 05 septembre 2024)
2- Les violences par arme à feu aux États-Unis sont la cause de dizaines de milliers de morts et de blessés chaque année. Le taux de meurtres liés aux armes à feu aux États-Unis est 25 fois plus élevé que la moyenne des 22 autres nations à niveau de revenus similaire.
3-Cf. F. Mitterrand (1964) : « Le coup d'Etat permanent. » UGE, 10/18, 1993, 318 p.
3- On peut symboliquement dater le basculement géopolitique et géoéconomique transatlantique à partir de 1931 avec la dévaluation de la Livre Sterling. Peu à peu, Wall Street, marché où se mesure la valeur du monde et de ses échanges, se substituait à la City.
4-Discours d'investiture, janvier 1981.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 12/09/2024
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Abdelhak Benelhadj
Source : www.lequotidien-oran.com