C’est un village aujourd’hui isolé, blessé, meurtri et oublié de tous. Pourtant El Qalaa Nath Abbes est, sans conteste, l’un des plus beaux sites de Kabylie. L’un des plus vastes aussi, avec ses nombreux quartiers qui sont autant de villages. Il est l’un des plus élevés aussi avec ses 1100 mètres d’altitude. Etant situé au point de rencontre des hauts plateaux et des montagnes des Bibans, il est, de fait, le village kabyle le plus excentré. C’est également l’un des villages berbères les plus riches en histoire, en art et en culture. C’est l’histoire de ce village aujourd’hui oublié que nous allons vous raconter.
Nous sommes le lundi 17 février 2008. Le temps est gris et le froid mordant quand on arrive à Qalâa. Le village s’est dépeuplé depuis des années. C’est à peine si l’on croise une ou deux personnes. Direction la petite mosquée où repose Mokrani et tous ses ancêtres. Petit moment de recueillement à la mémoire de ses hommes qui ont fait l’histoire mais qui n’ont jamais trouvé une petite place au panthéon de l’Algérie officielle. A chaque fois que j’y viens, j’ai conscience d’être dans un village qui plonge ses racines profondément dans l’histoire de ce pays.
Située sur la ligne de démarcation des deux royaumes berbères ziride et hammadite qui se disputent le leadership, la position stratégique de Qalâa aura surement suscité beaucoup de convoitises.
La Qalâa est rentrée dans l’histoire en tant que fort ziride comme l’attestent les ruines dites « akhrive ou ziri » sur l’un de ses plus hauts sommets. Les vieux de Qalaa peuvent encore vous raconter que, « zik nni », il y avait là un palais habité par un sultan dont on a perdu le nom. De fort ziride, la Qalaa va devenir forteresse hammadite. Etant située sur la ligne de démarcation des deux royaumes berbères ziride et hammadite qui se disputent le leadership, la position stratégique de Qalâa aura surement suscité beaucoup de convoitises.
C’est pour cela que Qalaa doit toute son histoire à sa géographie. C’est une forteresse naturelle inexpugnable. Elle a été édifiée sur un plateau rocheux au sommet d’une montagne qui culmine à plus de 1392 mètres d’altitude. Ce plateau de calcaire est entouré de trois côtés de falaises qui ont entre 400 et 600 mètres de profondeur. Il n’a qu’un point d’accès et il serpente à flanc de montagne au dessus d’un précipice qui donne le vertige. Pour la petite anecdote, Da’ Abderrahmane Bouguermouh m’avait un jour confié qu’il avait renoncé à tourner La Colline Oubliée à Qalâa, qu’il avait choisie pour son architecture typiquement kabyle et la beauté de ses paysages, à cause de cet effrayant tronçon de 7 kilomètres suspendu au dessus du vide. De Qalâa, on peut dominer toute la vallée du Sahel et de la Soummam. On peut voir le Djurdjura, dans toute sa longueur et sa splendeur, de son point de départ au pied du Mont Haizer jusqu’à jonction avec l’Akfadou avant de se perdre dans les brumes qui annoncent Bgayeth. A l’est, la vue est dégagée jusqu’aux sommets des Babors. Au sud, on peut voir les rares sommets des hauts plateaux comme le Mont Tafertast. El Qalâa Nath Abbes est une véritable tour de guet.
A chaque voyage par les Portes de Fer, les troupes devaient baisser leurs armes et payer le droit de passage aux Ath Abbes qui étaient les gardiens de ce péage historique.
Depuis le temps des grands royaumes berbères jusqu’à l’arrivée des français, la mission de Qalâa aura toujours été de garder le passage entre l’est et l’ouest. Ce lieu de passage, cette porte, s’appelle « Thaggourth » ou plus exactement « Thiggourra ». Les Turcs l’ont appelé cet endroit « Demir kapou », les Portes de Fer. A chaque voyage entre Alger et Constantine, ils devaient baisser leurs armes et payer le droit de passage aux Ath Abbes qui étaient les gardiens de ce péage historique.
El Qalâa a donc commencé son histoire en tant que fort hammadite lié à l’autre Qalâa, celle des Ath Hemmad. Au 11e siècle, c’est le déferlement des tribus hilaliennes qui vont pousser la dynastie berbère des Hammadites à déménager vers les montagnes inaccessibles de Kabylie. Le sultan Ennacer va s’installer à Bgayeth. Bien avant de jeter son dévolu sur ce port de la Méditerranée, Ennacer installe sa capitale à la Qalâa des Ath Abbes qui ne porte pas encore ce nom. Elle s’appelle Taqarvouzth, comme l’autre capitale du Hodna. D’ailleurs, elle a gardé ce nom qui désigne encore aujourd’hui son sommet le plus haut. Il est également intéressant de noter que l’un des plus anciens quartiers de Qalâa s’appelle Ath Hemmadouche. Cette dénomination d’Ath Hemmadouche est simplement le nom berbère des Beni Hemmad, en arabe, et des Hammadites, en français.
Pendant près de deux siècles, elle sera le point de jonction entre l’ancienne capitale envahie de plus en plus par les arabes nomades et la nouvelle capitale en construction. Toutes les caravanes, tous les courriers, toutes armées, tous les voyageurs passent par Qalâa avant de rallier la nouvelle capitale. Ennacer déménage toutes les tribus berbères et les installe tout autour de la nouvelle capitale. Les Ath Abbes, les Ath Aidhel, les ath Imaouche, les Ath Ouarthirane, les Ath Yala, pour ne citer que ces tribus là, sont toutes originaires de la Qalâa des Ath Hemmad. Bgayeth, cependant, sera la capitale du nouveau royaume alors que la Qalâa qui gardera le statut de forteresse militaire et de caravansérail hammadite puis hafside.
Vers le milieu du XVe siècle, un marabout du nom de sidi Abderrahmane va lui donner un autre statut. La Kabylie connaît à cette époque l’une des périodes les plus troubles de son histoire, les guerres tribales et les attaques des villages les uns contre les autres sont incessantes. Afin d’assurer une meilleure défense Sidi Abderrahmane va fédérer les villages de la région autour de lui et de la Qalaa. Le site est imprenable. Vers 1510, c’est le règne de son fils Abdelaziz qui va faire sortir Qalâa de l’anonymat dans lequel elle s’était replongée. Il va, au fil des années, devenir un grand chef et prendra le titre d’Amokrane. La famille ne sera plus désignée que par ce nom patronymique des Ath Moqrane qui sera arabisé plus tard en Mokrani. Il atteint le faîte de sa puissance à un moment crucial de l’histoire : la prise de Bgayeth par les Espagnols de Pedro de Navarro et l’arrivée des frères turcs Arroudj et Khierdine. Abdelaziz Amokrane va s’opposer aux uns et aux autres. Au moment ou Bgayeth tombe en janvier 1510, les fils du sultan de Bgayeth fuient vers Qalâa qui retrouve, de fait, un statut de capitale politique et militaire. Tentant de reprendre le royaume, Abdelaziz Amokrane va s’opposer aussi bien aux Turcs qu’aux Espagnols.
Avec l'apparition du Royaume de Koukou, sur l'autre versant du Djurdjura, les Ottomans vont alors développer une politique diabolique dans le but de diviser les kabyles et leur prendre le pouvoir .
De l’autre côté du Djurdjura un autre royaume a vu le jour. C’est celui de Koukou. Pour assurer leur mainmise sur la Berbèrie centrale, les Ottomans vont alors développer une politique diabolique dans le but de diviser les kabyles et leur prendre le pouvoir. Tantôt, ils s’allient avec les Ath Abbes contre Koukou, tantôt ils se rallient à Koukou pour contrer le royaume d’Abdelaziz.
A ce stade il faudrait peut être ouvrir une parenthèse pour dire que le destin de la Kabylie a probablement basculé en ce début de XVIe siècle. Si les kabyles d’Ahmed Ath Lqadi, le sultan de Koukou, et ceux de Abdelaziz, l’Amokrane des Ath Abbes, étaient arrivés à s’unir pour reprendre Bgayeth aux Espagnols et en faire leur capitale, le destin de l’Algérie aurait été autre, très certainement.
Au lieu d’unir leurs efforts, les kabyles se font la guerre et s’affaiblissent mutuellement. Les Turcs vont profiter pour les contenir dans leurs fiefs respectifs même si Abdelaziz Amokrane va étendre son royaume jusqu’aux portes du désert.
En 1553, pourtant, une alliance va intervenir entre les Ath Abbes et le royaume de Koukou. Abdelaziz, grâce à l’intervention des principaux marabouts de la Soummam et du Djurdjura, se rapproche d’Ahmed Ath Lqadhi pour sceller une paix durable et une alliance contre l’ennemi commun.
Le chef de la Qalâa dont la puissance augmentait de jour en jour s’allia avec le roi de Koukou dont il épousa la fille. Il constitua une armée forte et menaça ouvertement Bougie.
Durant les nombreuses batailles qu’il dut livrer, Abdelaziz a eu largement le temps de se rendre compte que ce sont les mousquets qui confèrent leur avantage aux turcs sur le terrain et il fera tout pour en avoir. C’est durant son règne que la Qalâa se dotera de fabriques d’armes avec l’aide des renégats, des chrétiens et des Andalous chassés d’Espagne qu’elle accueille en grand nombre et qui apportent leur savoir-faire. Qalâa devient une grande ville fortifiée, puissante et riche. Abdelaziz mourra en 1559 au cours d’une bataille livrée contre les turcs. Les turcs emportent sa tête et l’exposent une journée entière à la porte de Bab Azzoun avant de l’enterrer dans une caisse en argent.
Son frère Ahmed lui succède et continue son œuvre. Pour administrer ce vaste territoire s’étendant du Sud jusqu’aux montagnes de Kabylie, il établit de nombreux postes renforcés dans lesquels il laissa des garnisons qui étaient fréquemment changées pour empêcher des relations trop suivies entre ses soldats kabyles et les populations nouvellement soumises. Il perpétua également une très vieille tradition qui consistait à établir une série de vigies sur les points culminants des montagnes. Ces postes d’observation communiquaient à l’aide de fumée ou de jeux de miroir le jour et de feux pendant la nuit et transmettaient les nouvelles et les alertes rapidement du sud jusqu’à Qalâa, la capitale du royaume. C’est ce que nous apprend Berbrugger dans son Epoques Militaires de la Grande Kabylie
Parmi ces postes d’observation on peut citer Taqervouzth, à 1392 mètres d’altitude à Kalâa même, Tafertasth à Drâa Metnan, Ras Djebel Guettaf, Ras Djebel Salat, Ath Khiar, Takerbouzth, etc.
Sidi Ahmed Amokrane résidait tout le long de l’année à Kalâa, excepté l’hiver. Pendant cette saison qui voyait Kalâa bloquée par la neige pendant de longues périodes, il campait à Aïn Zekra, au sud-est de Biskra et se livrait à la chasse au faucon.
Il était un administrateur hors pair et tout en continuant ses conquêtes, il se souciait beaucoup du bien être de ses sujets. Il créa des écoles pour l’enseignement de la religion et de vastes magasins remplis de marchandises de toute sorte que l’on vendait aux acheteurs qui venaient des quatre coins du pays, attirés par la réputation de richesses de la citadelle kabyle.
Sidi Ahmed Amokrane régnera pendant 4O ans faisant de Qalâa un royaume craint et respecté. Il mourra au cours d’une bataille contre les Turcs non loin de Bouira qui s’appelait alors Bordj Hamza.
Son fils Nacer prendra le relais. Homme pieux, il s’occupa de religion et délaissa la guerre et les affaires du royaume qui ne firent que péricliter. Les commerçants et les généraux de Qalaa, mécontents de cet état de fait décidèrent de l’assassiner. Il mourut dans un guet apens en 162O et Qalaa perdit son statut de capitale d’un royaume prospère. Elle restera cependant la prestigieuse forteresse des Ath Abbes et des Ath Moqrane jusqu’à sa chute finale en 1871 après la défaite de son dernier prince, El Hadj Mhend Ath Meqrane, dit Mokrani qui tentera d’arracher aux français l’indépendance de son pays comme un autre grand homme, Cheikh Aheddad, en l’occurrence.
Qalaa sera pillée et incendiée. Sa bibliothèque sera brûlée effaçant ainsi la mémoire de tout un peuple. A un moment de son histoire, diront les chroniqueurs de l’époque, elle comptera jusqu’à 60 000 habitants et rivalisera avec Tunis.
Qalaa sera pillée et incendiée. Sa bibliothèque sera brûlée effaçant ainsi la mémoire de tout un peuple. A un moment de son histoire, diront les chroniqueurs de l’époque, elle comptera jusqu’à 60 000 habitants et rivalisera avec Tunis. Il y avait une armée, une justice, une banque, une police et une administration et plusieurs industries. C'est-à-dire tous les attributs d’un état indépendant. Il faudrait tout un livre pour vous raconter Qalâa, ses trésors culturels et le rôle qui été le sien dans l’histoire. C’est ce à quoi votre humble serviteur s’attèle patiemment depuis quelques années. Aujourd’hui, même détruite par l’armée française au cours de l’opération Pierres Précieuses de 1959, même désertée par ses habitants, Qalâa offre au visiteur qui cherche à la découvrir de beaux restes. Ses murs et ses habitants ont su garder toute leur humilité et leur noblesse.
J’erre tout l’après-midi au milieu des ruines de Qalaa où je ne rencontre que deux petits bergers puis ammi Kaci engoncé dans sa taqachavith. Chaque fois que je revois les vieilles pierres de Qalâa, je suis saisi d’une indicible émotion qui me noue à la gorge.
Avant de repartir, je rencontre, non sans plaisir, quelques villageois près de l’école du village. La discussion se porte sur la commémoration, le 5 mai prochain, de l’anniversaire de la mort de Mokrani. Il faudra se mobiliser pour accueillir tous les invités et tous les enfants du village qui ne manqueront pas de revenir des villes où ils se sont installés. Une fois par an Qalâa à ses enfants et à ses admirateurs.
Si vous passez un jour par Ighil Ali et que vous avez l’occasion de visiter El Qalaa Nath Abbes, n’hésitez pas. Vous ne le regretterez jamais.
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Posté Le : 14/07/2009
Posté par : nassima-v
Ecrit par : M. Ouary
Source : www.ighram.net