Algérie

La forge



La forge
«A l'oeuvre, on connaît l'artisan.» Jean de La FontaineJe vous ai déjà parlé quelque part de ce merveilleux conte qui narrait la dramatique fin d'une caravane menant une mariée vers la cité de ses épousailles: la joyeuse équipée, victime d'un mauvais sort, tomba dans le piège mortel des sables mouvants du désert dissimulés à proximité d'une source. Tout fut englouti et disparut dans un clin d'oeil, hommes, bêtes et biens. N'affleurait au bord de cet invisible gouffre que le crin d'une queue du dernier cheval. Des années après, un voyageur égaré vint à passer par là: remarquant le crin qui traînait, eut la curiosité de le tirer. Aussitôt, toute la caravane reparut intacte, bêtes et gens alignés dans le même ordre et reprenant sa route comme si rien ne s'était passé. Il en est ainsi des souvenirs tapis dans la mémoire: la seule évocation d'un élément entraîne une ribambelle d'images et d'anecdotes qui ressurgissent à la faveur d'un évènement particulier... Il aurait suffi que me revienne à l'esprit l'image de cette haie de grenadiers ceinturant le jardin attenant à la zaouïa pour que se reconstitue le décor disparu d'une enfance engloutie. A la place de ce rideau fait de feuilles vertes et rouille, se dresse à présent un méchant mur gris qui rend la place encore plus petite qu'elle n'était.Cette place est devenue encore plus exiguë depuis que les marchands de l'informel l'ont squattée. Cette place jouissait d'une importante situation stratégique: d'abord, c'était là que stationnait le car qui relie le village au monde extérieur, ensuite c'était le point obligé de passage pour tous ceux qui voulaient se rendre au ravin, à la poste, au café, au dispensaire, à l'école ou au cimetière. Sans oublier que tous les vendredis, jour de marché hebdomadaire, une foule nombreuse venue des villages avoisinants envahissait la place toute entière.Je revois encore les femmes tatouées des mêmes motifs que ceux de leurs poteries étaler leur fragile marchandise emballée dans des monceaux de feuilles de fougères. C'est peut-être cette situation privilégiée qui avait guidé le choix de mon grand-père qui, dès le début du XXe siècle, abandonna sa maison coincée dans le bas quartier pour construire une hutte faite de branchages et recouverte de chaume. Je le revois encore pendant ses dernières années d'activité, dans sa gandoura bleue recouverte d'un tablier de cuir noirci par l'usage, jetant ses dernières forces entre le soufflet et l'enclume, martelant avec régularité une pièce métallique, les veines de ses bras vigoureux gonflant sous l'effort.Devant la porte, il y avait la meule à pédale montée sur deux petites fourches. Un large tonneau métallique rempli d'une eau noirâtre où surnageaient des scories barrait l'entrée et derrière, l'enclume posée à proximité du foyer sur un large tronc d'arbre occupait la place centrale de cet antre obscurci davantage par la silhouette sombre de l'immense soufflet monté derrière la cheminée. C'était toute la journée un défilé incessant d'hommes de tous âges venus commander une pioche, un fer à cheval, un crochet, une faucille, une faux, un couteau, une aiguille de boucher, une hache ou faire réparer un soc. Ce n'est que quand le vieil homme sentait la fatigue le gagner qu'il quittait son enclume pour venir aiguiser ou polir à la meule un de ses outils qu'il avait réparé ou fabriqué: c'était là sa récréation. Il parlait peu, sans doute pour économiser son souffle. Les bruits du marteau sur l'enclume, le soufflet poussant ses gros soupirs, le chuintement du fer rougi plongé dans l'eau, formaient une symphonie singulière qui tenait lieu de dialogue. Il m'arrivait de venir le regarder et de tirer le soufflet quand mes maigres bras purent en atteindre la poignée.Mais, ce que j'aimais par-dessus tout, c'était le ferrement des baudets: c'était un spectacle en plusieurs dimensions. Le braiement de l'âne qui refusait de se laisser faire, les indications données calmement par le vieux forgeron, le bruit mat du couteau qui taille le sabot et puis la délicieuse odeur de corne brûlée qui s'échappait de la volute de fumée produite par le sabot passé au fer rougi. L'âne repartait en reniflant et en faisant claquer ses fers sur le bitume caillouteux.




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