En choisissant de
se battre pour obtenir un nouveau statut administratif à leur ville, les
habitants pensaient gagner en termes de développement économique et social. La
lutte a été rude. Dans toutes les chaumières, des plans de bataille
s'échafaudaient.
Les lettres aux
dirigeants du pays étaient envoyées en nombre et à un rythme soutenus. Tous les
élus étaient au front. Les enfants du «pays» qui ont réussi dans la capitale et
les grandes villes, étaient mis à contribution. La ville ne pouvait rater
l'opportunité de se hisser au rang supérieur des circonscriptions
administratives. Plus de vingt ans après l'indépendance, elle est restée une
petite cité urbaine, mais vivant au rythme de la campagne qui la couvait et lui
servait de véritable écrin. Une campagne dynamique et prodigue qui
l'approvisionnait généreusement et lui assurait l'envieuse renommée d'une ville
où la vie n'est pas chère.
La population dans son écrasante majorité est
originaire des tribus qui ceinturent la ville, elle se pliait au magistère
moral de deux grands saints dont les représentants attitrés, selon la tradition
des lieux, réglaient la plupart des différents. La solidarité y était concrète
et l'entraide permanente, par l'entremise des grandes familles et des notables.
Avant même que la
gouvernance moderne ne mette à l'honneur le concept de proximité, la gestion
locale le pratiquait presque instinctivement. Tous les résidants étaient connus
et les agents communaux qui ont hérité de l'appellation « garde champêtre »
étaient en mesure de répondre à la majorité des doléances administratives et
parfois de livrer à domicile les documents demandés.
Les capacités de
chacun, comme ses manques, étaient aisément estimés et il n'y avait nul besoin
de réunir des preuves pour exiger une contribution au fonctionnement des
services communs ou accorder le bénéfice d'un concours de l'Etat.
Une équité spontanée
découlait normalement d'une transparence de fait. La simplicité de la vie
nourrissait la convivialité et maintenait une certaine harmonie dans la vie
quotidienne. La société n'était, évidemment, pas à l'abri d'un aléa, mais elle
était armée et suffisamment homogène pour prendre la mesure de tout incident,
situer rapidement les responsabilités et en tirer toutes les conséquences.
Le partage de
toutes les données sociales flattait l'ego de chacun, aiguisait sa conscience
et permettait de revenir à l'équilibre sans trop de mal, après chaque
perturbation. Mais cette sérénité collective n'allait pas résister à l'épreuve
de la promotion politique dans sa traduction administrative.
La ville est
organisée le long de son principal boulevard qui relie les deux portes Est et
Ouest et n'est interrompu que par deux jolies placettes, chacune agrémentée, en
son centre, d'un Kiosque à musique. Comme bâtiments de belle architecture, elle
ne possède que deux constructions. Les nouvelles structures administratives en prennent
possession et procèdent à des aménagements qui les défigurent complètement.
Les autres
services, vont squatter tout lieu inoccupé. Les extensions urgentes et
anarchiques engorgent la ville et finissent par la dénaturer. Par ailleurs les
cadres mutés ou recrutés pour les besoins des nouvelles compétences
administratives et de gestion locale vont réquisitionner, par nécessité de
service, toute nouvelle réalisation.
Très vite, la mue
administrative va enlever à la population tout contrôle sur son espace. Plus
encore, dans la logique des choses, la population, va vite, perdre la maitrise
de sa destinée. Un transfert de compétences s'opère au profit des nouvelles «
directions » dotées de techniciens et d'experts et agissant selon des
procédures objectives. Elles vont retirer les « choix » à leurs destinataires
pour les rationnaliser. L'administration fait froidement face, dans toute son
omnipotence, à ses administrés et instaure l'anonymat garant de son
impartialité.
Hier encore,
acteurs de leur vie et producteurs de leurs liens sociaux, les habitants de la
cité deviennent, par la grâce d'une modernisation voulue, des usagers de
services publics conçus ailleurs et dispensés selon des normes désormais «
impersonnelles ». Ce n'est pas encore la déception , mais le désenchantement
commence à faire son Å“uvre. Le tout premier - « premier responsable » trouve le
moyen de faire « passer » les dommages du changement en caressant la ville dans
le sens de ses faiblesses, il s'occupe quasi- exclusivement de l'équipe locale
de Football. Les jeunes sont ravis et rêvent d'une « sélection » et les plus
âgés sont anesthésiés par la nostalgie. Ses deux ou trois successeurs sont
happés par la violence aveugle qui a frappé le pays et particulièrement cette
bourgade à peine admise dans sa nouvelle ambition. Leurs efforts sont
neutralisés par l'obsession sécuritaire, qui compromet à jamais toute
évaluation objective de leur passage. La ville va, bien sûr, connaître un
responsable qui va prendre sur lui de rattraper le retard accumulé dans tous
les domaines et rendre justice à une population très éprouvée. Mais avant
l'arrivée de ce bon père de famille, la cité va subir l'humiliation de son
prédécesseur qui ne semblait pas avoir été investi d'une lourde mission mais
d'une concession d'exploitation.
Celui-ci
s'entoure d'une véritable faune qui écume les bas fonds et profite ouvertement
des avantages qui lui confère sa haute fréquentation. Il installe de nouvelles
pratiques qui se moquent de toutes les valeurs qui fondent la vie en société et
érige l'incompétence, la gabegie, l'ignorance et la concussion comme seuls
moyens de faire son chemin dans la vie de la cité. Il se taille a peu de frais
l'image d'un jouisseur impie.
Cette situation
finit par inquiéter les rares membres de sa sombre cour qui craignent pour leur
avenir, étant natifs des lieux. Ils savent que tout a une fin ; que le
responsable sera muté un jour ou l'autre, et qu'eux resteront liés, à jamais, à
son souvenir. Alors, ils lui conseillent d'entreprendre une action marquante, à
même de balancer dans l'imaginaire populaire la réprobation quasi-unanime de
ses agissements.
Et, de nos jours,
la voie la plus rapide et la moins coûteuse pour atteindre les cÅ“urs, est la
voie de la religion. La foi feinte et la dévotion excessive suffisent souvent à
couvrir toutes les inconduites.
Il fut convenu,
donc, que le responsable se rende à la prière du vendredi, mais sans
ostentation aucune. Une pudeur bien campée est plus payante qu'une exhibition
suspecte. La rumeur fera le reste, surtout quand cette rumeur est un peu aidée.
Le responsable se présente à la mosquée au tout dernier moment et s'assied au
dernier rang contre le mur. Il n'est accompagné que d'une seule personne qui en
toute discrétion s'occupe de ses chaussures. Cette simplicité se veut un signe
d'humilité que des regards furtifs semblent apprécier.
A la fin de la
prière, le responsable avance avec la foule vers la porte de sortie et cherche
ses chaussures à l'instar des autres fidèles , mais ses efforts demeurent
vains. Il faut admettre que la disparition de ses beaux souliers a très bien
été orchestrée. Et pour préserver toute sa force à la mise en scène, ses
auteurs ont compté sur l'effet de surprise et n'ont pas tout révélé à leur
chef. Les citoyens présents, flattés d'avoir accompli leur devoir religieux aux
côtés de la plus haute personnalité de la ville, expriment très vite leur dépit
et condamnent bruyamment le « profanateur » à toutes les gémonies. Le geyser de
la rumeur venait de fuser. La nouvelle fit le tour de la ville à la vitesse de
la lumière. Mais ce qui intrigue le quidam ce n'est guère la disparition des
chaussures, mais le fait que « la personnalité » fasse montre d'une piété dont
elle n'a jamais été soupçonnée. « Certaines suppositions ne sont que des péchés
». Cependant, le bon peuple n'a pas été dupe très longtemps, car, depuis la
nuit coloniale, il connait l'adage qui affirme : que « la prière des Caïds
c'est le Vendredi et l'Aïd ».
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Posté Le : 19/08/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com