Aux temps très anciens, dans un village reculé de Kabylie. vivait une famille composée du père, de la mère et de deux garçons. L’aîné, Abderahman, avait dix ans. Le plus jeune, Hacène, en avait sept à peine. Autant Hacène était beau, tendre, gracieux, autant Abderahman était laid, sournois, morose et déplaisant.
'L'hiver, à la veillée, lorsque les portes étaient closes et que dormaient les bêtes sous le même toit, tout contre les humains, la mère assise devant le feu, attirait la tête charmante du petit Hacène et la posait sur ses genoux pour la caresser à loisir tout en murmurant les tendres berceuses qui prenaient naissance dans son cœur. Dehors, le vent soufflait, entassant contre portes et fenêtres de lourdes brassées de neige. Et l’enfant, ainsi bercé, s’endormait doucement, sous l’œil malveillant de son frère.
Non que la mère n’aimât pas le fils aîné qu’elle soignait tout autant. Mais elle le gâtait moins, lui prodiguait peu de caresses, estimant qu’il était déjà un petit homme. Car elle voulait le préparer à la vie rude qui l’attendait. Et puis, il faut le dire, elle n’était pas émerveillée par lui. Or, voici qu’à l’insu de la mère, la jalousie germa dans le cœur de l’aîné et grandit comme une méchante plante épineuse et noire.
Les hivers et les printemps, les étés et les automnes tour¬noyèrent et le temps s’écoula. Les enfants étaient maintenant des adolescents qui menaient paître les troupeaux sur les crêtes. Ils partaient dès l’aube, emportant une galette d’orge, des figues toutes blondes, un œuf dur et quelquefois des olives, ainsi qu'une gourde de petit lait. Et ils passaient dans les montagnes, tout près du ciel, leurs journées.
L'aîné, Abderahman, avait poussé comme un bâton d’aloès. Il était long et grêle, et pâle comme la peur .11 avait un iront
bas et fermé, le regard fuyant et une voix dont nul ne connais* sait le son ni la couleur car il était éternellement d’humeur sombre. Parfois la mère s’approchait pour lui dire :
— Ton front est aussi dur et noueux qu’une racine d’arbre, mon fils. Tu as pourtant ton père et ta mère, et tu ne manques de rien. Ne pourrais-tu imiter un peu ton frère? Vois comme le Seigneur l’a créé plein de grâce : « sa beauté se rit des parures, elle illumine les chemins. »
La mère dans son aveuglement ne se doutait pas qu’elle jetait de l’huile sur le feu. Abderahman détestait farouchement son frère. Hacène était trop blond, trop rose et trop heureux. L’im¬pitoyable soleil d'août, ce soleil à tuer les ânes, n’empêchait pas son teint d’étre transparent et frais, ni ses yeux d’être aussi verts et luisants que l’herbe des prés. Mais c’était surtout ses che¬veux que l’aîné abhorrait, les cheveux doux et brillants que la mère se plaisait encore à caresser devant le feu. Tant de beauté et de grâce offensait Abderahman et le faisait souffrir. Le pau¬vre Hacène, lui, ne remarquait rien. Son frère avait beau le ru¬doyer, le battre même sauvagement certaines fois et manger la plus grosse part du goûter, il ne se plaignait de rien et continuait à faire retentir la montagne de ses chansons et de ses rires, car il était comme les oiseaux, heureux de vivre et plein d’insou¬ciance.
Un jour d’orage, l’aîné revint à la maison sans son aimable compagnon. les chèvres, affolées, s’étaieiil révoltées et égarées dans la montagne. Il avait fallu les appeler et les chercher long¬temps par pluie et vent, en dépit des éclairs et du tonnerre. La violence et la folie du ciel avaient-elles fini par gagner le cœur sombre de l’aîné?... Car c’est ce jour-là que Abderahman poussa «on jeune frère du haut d’un rocher. La tête charmante vint s écraser sur de grosses pierres, au fond d’un ravin. Abderahman descendit recouvrir le pauvre corps de terre et attendit la fin de l’orage pour rentrer à la maison. Comme ses parents s’étonnaient de le voir revenir seul, il leur raconta qu’il avait perdu de vue son frère dans la tourmente, que la rivière avait dû l’emporter et qu’une crevasse devait sans doute lui servir de tombe. Les parents alarmés firent appel à leurs parents et amis. Et une cara¬vane se constitua qui partit à la recherche du bel adolescent. Mais ni dans la rivière, ni dans les ravins, on ne trouva trace de celui qui était la beauté et la grâce.
Le père et la mère avaient perdu d’un coup la joie de leurs yeux. La maison qui reflétait la bonne humeur et la clarté de l'enfant s’endeuilla pour toujours. La mère fut malade d’un grand mal qui, s’il ne l’emporta pas, la laissa infirme. Le père qui semblait supporter plus vaillamment sa peine, ne tarda pas à devenir aveugle. Le frère coupable, plus sombre chaque jour, se repentait-il ou se réjouissait-il, au contraire, dans le secret, de s’être débarrassé à jamais de l’être délicieux qu'il haïssait?
Qui maintenant se souvenait encore du petit Hacène?... Bien des années avaient passé. La douleur des parents n’était plus aussi vive. Le garçon taciturne était devenu un homme qui refusait farouchement de prendre femme et fuyait toute compagnie. Son visage tranchant et blême comme une pierre faisait peur aux enfants qui se sauvaient, comme des oiseaux effarouchés, dès qu’ils l’apercevaient.
'Mais il était dit que le crime de Abderahman ne demeurerait pas toujours ignoré, que la justice impitoyable de Dieu ferait la lumière.
Depuis longtemps les pluies avaient entraîné la terre qui recou¬vrait le corps d’Hacène, laissant scs os à nu. Le soleil les avait blanchis, le vent les avait dispersés. Les bêtes les avaient empor¬tés au loin. Seul restait encore l’os de l'avant-bras. Un jeune berger remarqua cet os blanc comme craie et net dans le soleil, un jour qu’il poursuivait dans le ravin une chèvre rétive. Il le ramassa et s’en fit une flûte. Quand il eut percé sept trous et taillé le bout, il voulut en tirer des sons. Mais à peine porta-t-il la flûte à sa bouche qu’une voix cristalline sc mit à chanter :
« O berger, pourquoi me réveiller?...
Depuis dix ans je dormais...
Mon frère Abderahman m’a poussé
Du haut d’un rocher
Dans le précipice.
La terre éboulée
A recouvert mon corps. »
Le berger se rendit au village pour faire entendre sur la place publique la voix merveilleuse de la flûte. Depuis longtemps la mère était morte de chagrin. Le père aveugle ne sortait plus.
Mais le coupable, qui passait là par hasard, comprit que son crime était découvert. Il quitta sur le champ le village pour n’y plus jamais revenir. Nul ne connut la fin de son triste destin. Mais le pays tout entier, informé par la flûte, chanta la mort tragique d’Hacène, l’adolescent que Dieu s’était plu à parer de tous les dons et de toutes les grâces
Source : LE GRAIN MAGIQUE
AMROUCHE Taos
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Posté Le : 13/04/2023
Posté par : imekhlef
Ecrit par : rachid imekhlef
Source : AMROUCHE Taos