Laârbia bent Mankour
vivait paisiblement, rognant dans une délicieuse résignation le temps qui
séparait son corps du pourrissement fatal qui nous attend. Un jour, alors
qu'elle était en train de dépoussiérer la valise qui contenait sa dot, assise
sur le lit conjugal, un cafard luisant et visqueux surgit des replis du
déshabillé qu'elle avait porté pendant sa nuit de noces et grimpa sur sa main.
Épouvantée, elle poussa un hurlement qui brisa en mille morceaux l'écran du
téléviseur sur lequel, depuis quinze longues minutes, deux personnes de sexes
opposés se lançaient des regards et des soupirs polissons.
Mais dominant la nausée qui avait envahi sa
gorge et l'effroi qui avait amolli ses jambes, la femme se leva précipitamment
et s'empara d'une chaussure qui gisait à ses pieds, décidée d'écrabouiller le
dégoûtant insecte noir qui avait souillé les petites taches de sang sacrées
avec lesquelles, trente ans auparavant, elle avait persuadé l'homme qui l'avait
choisie pour épouse, qu'elle était aussi innocente et pure que lorsqu'elle
avait été chassée du ventre béni de sa mère.
Cependant, au
moment précis où la grosse semelle en caoutchouc allait s'abattre sur la
bestiole et répandre ses entrailles blanchâtres sur le sol, bien que la chose
soit incroyable chez un humain, une pitié étrange inonda le cÅ“ur de la femme et
vida sa main de la rage meurtrière qui la gonflait. La chaussure fut arrêtée
net à un doigt de la carapace fragile de l'animal coupable. Le cafard échappa
ainsi au sort mystérieux qui frappe son peuple depuis des milliers d'années.
Alors un
événement extraordinaire eut lieu, qui faillit refroidir définitivement la
viande spongieuse de notre héroïne. D'une voix envoûtante, l'insecte s'adressa
à elle en ces termes :
- Je le
pressentais, Madame, en me chargeant de cette visite d'inspection, qu'aucun
lien ne vous liait aux cochons qui pullulent aujourd'hui sur la terre ! Le
déshabillé de votre nuit de noces est étoilé de tâches bénies qui crient votre
pureté, Madame. Mais j'ai tenu à m'assurer pour bâillonner un doute qui s'est
insinué en moi, polluant ma certitude. C'est que ces signes ne sont plus aussi
fiables qu'ils l'étaient jadis. Les mÅ“urs ont beaucoup changé, Madame. C'est
pourquoi je me suis métamorphosé en cafard. Car je ne suis pas un insecte, mais
un ange, Madame ! Le choix de cet animal m'a été dicté par l'horreur meurtrière
que les humains nourrissent à l'encontre de ces pauvres petites bestioles
noires. J'ai jugé que c'était là un moyen efficace et probant qui me
permettrait d'arrêter un jugement définitif sur vous, Madame. Et je ne me suis
pas trompé ! Vous ne m'avez pas écrasé comme l'auraient fait tous les autres !
J'ai maintenant la certitude que vous êtes une âme pure, Madame ! Le parfum qui
sature votre déshabillé est celui d'une sainte ! Félicitations, Madame ! Mais
avant de disparaître de votre vue, je serais heureux d'éliminer de votre vie un
ou deux petits soucis. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous,
Madame ? »
Les os liquéfiés
par une violente émotion, Laârbia bent
Mankour pleura longuement. Dieu seul sait comment
cette femme réussit à surmonter un choc pareil. Car, chose impossible à croire,
notre héroïne survécut à cette histoire qui aurait envoyé beaucoup de gens
parmi nous dans un asile de fous.
Quand son corps
se dessécha, avec une voix chevrotante, péniblement, la femme put adresser
quelques paroles au faux cafard qui attendait, figé dans un silence plein de
respect et de compréhension. La tête et les yeux baissés humblement, elle
murmura : « Mes yeux sont épuisés. J'éprouve de plus en plus de peine à passer
un fil dans le chas d'une aiguille. Mon mari découvre de temps à autre des
taches sur ses vêtements et sa cuillère, qui provoquent sa colère. J'ai peur. Pouvez-vous
aiguiser mon regard ? Je désirerais des yeux nouveaux. » L'ange répondit : «
Votre vÅ“u est déjà réalisé, Madame ! Prenez une aiguille et un fil et vérifiez
de vous-même ! Adieu ! » Puis, il disparut. Encore tremblante, la femme
s'exécuta. Ce fut un miracle !
Le trou de
l'aiguille à coudre, qui d'ordinaire détraquait ses nerfs, était maintenant
nettement visible et ses doigts passèrent le fil avec une facilité qui
l'émerveilla. Pour se convaincre qu'elle n'était pas victime d'une illusion et
jouir des yeux magiques qu'elle possédait maintenant, elle répéta le geste
plusieurs fois, les lèvres fébrilement agitées par des prières.
Un instant plus
tard, alors qu'elle s'apprêtait à vaquer à ses occupations habituelles, un
malaise mêlé d'inquiétude s'insinua dans son corps et oppressa sa poitrine.
Instinctivement, elle leva la tête et regarda attentivement autour d'elle. Ce
qu'elle vit lui souleva le cÅ“ur et un frisson de dégoût traversa son dos. Une
laideur visqueuse et opprimante suintait de tous les objets sur lesquels se
posèrent ses yeux. Rien n'avait été épargné dans la maison. Ce sont surtout les
murs qui l'accablèrent. Pourtant, son mari venait de les repeindre et de jolies
gravures les décoraient. En frémissant, elle prit conscience que c'était la
première fois qu'elle les voyait vraiment. Ils se dressaient autour de son
corps, trompeurs, menaçants, écrasants, affreux.
Alors, comprenant
ce qui venait de lui arriver, elle se mit à sangloter, accablée. Des soupirs et
des paroles amers jaillirent de sa poitrine. « Mes nouveaux yeux me font voir
ce que je ne voyais pas auparavant. Je n'aurais pas dû demander à l'ange
d'aiguiser mon regard. Tout ce que je voulais, c'était de pouvoir passer un fil
dans le chas d'une aiguille et nettoyer soigneusement les vêtements de mon
époux.
Mais je
supporterai cette horrible et oppressante laideur comme j'ai supporté d'autres
malheurs. Je fixerai mes yeux sur mon mari et mes enfants. Ils me feront
oublier ce nouveau coup du sort. »
Cependant, il
était écrit avec une encre noire et indélébile, que les choses ne se
passeraient pas comme l'avait décidé cette créature humaine nommée Laârbia bent Mankour.
En effet, lorsque
son époux et ses enfants rentrèrent à la maison, elle faillit sombrer dans la
folie, et épouvantée, elle courut s'enfermer dans sa chambre, prétextant un
malaise. Étendue sur le ventre, le visage dans les mains, sanglotant, elle
marmonnait : « Seigneur ! que m'arrive-t-il ? Seigneur
! c'est mon mari ! ce sont
mes enfants ! Je Vous en prie ! débarrassez-moi de ces
yeux ! Quelle horreur ! Comment pourrais-je continuer à vivre dans la même
maison qu'eux ? J'ai failli étouffer ! Leurs corps s'agitaient autour de mon
corps, affamés, laids, criards, enfiévrés, poisseux, nombreux, menaçants,
exigeants, étrangers, encombrant dangereusement l'espace ! J'ai failli étouffer
! J'ai failli vomir ! Un désir de tuer s'est emparé de moi ! Je me suis vue les
lardant avec un grand couteau ! Du sang noir giclait de leurs corps et
éclaboussait mon corps ! J'avais les cheveux défaits et la haine déformait mon
visage ! Une voix me chuchotait dans l'oreille : « Pars ! Pars ! Fuis ces corps
voraces et assoiffés ! Ils te dévoreront ! Ils te suceront la moelle des os !
Ils boiront ton sang ! » Seigneur ! protégez-moi !
C'est mon mari ! Ce sont mes enfants ! Je m'agenouillerai jour et nuit pour
prier ! Je prierai sans répit et, avec le temps, patiemment, je dresserai ainsi
mes yeux, je les émousserai… »
Laârbia bent Mankour
pria sans répit.
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Posté Le : 15/09/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com