Algérie

La dette



Accouché par sa mère après l'Indépendance qui accoucha del'Algérie, Adda a été élevé par Boumediène, dressé par les Souks el-fellah,nourri à la banane par Chadli, habillé un moment par le FIS, employé par uneentreprise publique, « racketté » par Ouyahia puis licencié par l'époque. Sonentreprise liquidée, Adda s'écoula dans le temps et entreprit un long voyagevers la déshydratation lors de sa traversée du désert.Obligé de gagner sa vie en ne faisant rien dans un monde quin'attendait rien de lui, il participa à la fermeture de son entreprise commebeaucoup d'Algériens, puis se mit à pleurer pour fabriquer de l'eau, à geindrepour remplir le vide galactique et à insulter le temps qui l'enjambait chaquematin et à regretter le passé pour au moins avoir quelque chose à dire. Purproduit de son pays, il ne produisit rien en travaillant, en cessant detravailler, après son licenciement et avant sa prise de conscience.C'est à cette époque-là qu'il se mit à emprunter pour survivreet permettre à ses enfants de manger au lieu de le manger, lui, dans un violentbasculement du complexe oedipien vers ses origines alimentaires. Avec lagarantie que l'Etat va le payer tôt ou tard, Adda emprunta à tout le monde etmême à sa propre main gauche sollicitée par sa main droite, pendant qu'il setournait le dos. Il « taxa » ses amis, ses proches, ses parents, sesdescendants par encore nés, ses ancêtres d'avant les Turcs, ses voisins qui ontdéménagé, les passants, les connaissances, les inconnus, les épiciers du coin,les vendeurs, revendeurs et autres intermédiaires. Il emprunta jusqu'à enperdre le décompte et effacer en lui l'obligation morale du remboursement et lapeur de ne pas pouvoir rembourser. Sa dette couvrit alors la valeur exacte dece qu'il avait gagné à l'époque où le pays l'employait, puis remonta à avantl'Indépendance et atteignit des proportions historiques plus amples quel'histoire algérienne. Vers le bas, Adda emprunta plus que ce que l'Etatpouvait lui donner à la veille d'une élection, plus que ce que pouvait gagnersa descendance jusqu'en 2025, époque où Belkhadem va être président de laRépublique, et emprunta au-delà des réserves d'hydrocarbures de l'Algérie.Devant tout à tous, Adda s'occulta un moment, refusa desortir même pour constater la continuité de l'univers, s'enfonça dans lesilence jusqu'à concurrencer le cosmos et attendit. Il attendit tellement et silongtemps que même Bouteflika revint au Pouvoir, puis y revint une deuxièmefois, puis laissa entendre qu'il va y revenir une troisième fois. La chosefinit par arriver et Bouteflika le paya en calculant ses salaires sur le nombredes salaires que l'Etat lui a promis à l'époque où son entreprise pouvaitencore ne rien fabriquer en fabricant des salaires et même après qu'elle eutété fermée.Adda reçut donc son argent juste avant les prochainesélections et le prochain ramadan et sortit pour entreprendre un long périple deremboursements rétroactifs et prospectifs. Il paya l'épicier mort en 1993, levendeur de lait disparu en 1995, le magasin de vêtement pour des couches-bébéachetées pour son fils qui allait se marier ce mois, remboursa ses parents, sesfils, ses femmes, ses ancêtres et courut ainsi toute la journée sans pouvoir enfinir. Le pays était vaste, les gens innombrables, les prêteurs partout et ladette énorme. Adda fit ce qu'il pouvait avec son argent qui ne pouvait pas toutfaire puis décida de conclure son problème par une inversion philosophique desa manière de le considérer. Il ne pouvait certes pas rembourser tout le mondemais il pouvait déjà constater que la masse exacte de ce « tout le monde »était la masse exacte de l'Algérie qui lui devait quelque chose: sa vie. Addacessa donc de payer et s'engagea dans la voie nationale de la survie et de larevente. Il ouvrit un magasin d'eau douce et se mit à sourire pour rembourserle reste de sa dette par la blancheur de ses dents.


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