Le journal à la
main, la mine grise et la tête basse, il s'empresse de retourner chez lui après
avoir lu le premier article qui a attiré son attention en ouvrant son
quotidien.
Il y est question
d'une fraude à l'examen du baccalauréat. Enseignant à la retraite, une telle
nouvelle ne manque pas de l'attrister bien qu'il ait décroché depuis quelques
années déjà. Aujourd'hui, sa tristesse est à son comble, il est profondément
bouleversé, malheureux, très malheureux. Non pas que la tentative de fraude le
surprenne à ce point mais il est affligé par les circonstances dans lesquelles
elle s'est produite.
La fraude n'est pas l'acte isolé d'un élève
peu studieux qui tente de réussir par une voie condamnable. Un tel écart est
rare mais prévisible dans un examen aussi décisif dans la vie d'un individu par
les temps modernes. Réprouvé, un tel agissement peut s'expliquer et
l'organisation même des épreuves tient compte de sa probabilité, en veillant au
strict secret des sujets, à la surveillance vigilante et avisée, à l'anonymat
des copies, à la double correction et à la rigueur des délibérations.
Le fait, en
lui-même, ne pou-vait le mettre dans un état pareil, il aurait enragé, pesté
contre l'inconséquence des auteurs qui entament très mal leur âge adulte et se
mettent très tôt au ban de la société. Si leur tentative réussit, ils
s'engagent dans une chaîne interminable de mensonges qui useraient
immanquablement leurs nerfs et empêcheraient à jamais le repos de leur esprit
même s'ils peuvent ne jamais l'avouer publiquement. S'ils échouent, leur
parcours social sera durablement marqué par la réprobation des autres et leur
doute.
En ouvrant la porte, sa femme est surprise de
le voir revenir si tôt. D'habitude, il passe la matinée entre le jardin public
où il rencontre ses amis et la bibliothèque municipale. Il ne regagne la maison
qu'aux environs de midi. Elle ne se souvient pas l'avoir vu revenir aussi
rapidement et dans un tel état. Visiblement, il est très peiné. A-t-il appris
une mauvaise nouvelle ou est-il arrivé quelque chose de fâcheux à l'un de ses
amis ?
Il lui répond que non et plonge dans un
silence inhabituel. Les mauvaises nouvelles de la famille et des amis
éliminées, elle est presque certaine que la cause de sa peine a trait à
l'éducation. Il ne s'est jamais senti plus concerné par l'éducation que depuis
qu'il est à la retraite. Quand il était en activité, il lui arrivait «
d'oublier » volontairement son monde professionnel et de s'occuper d'autre
chose, même momentanément.
Mais depuis qu'il ne fait plus partie du
corps enseignant, l'enseignement est sa seule obsession. Il se tient informé de
tout, commente toutes les mesures prises dans le domaine, donne son avis sur la
moindre réforme. Il s'enthousiasme quand il juge les décisions bénéfiques et
s'indigne quand il subodore le contraire. Il accompagne son ancien métier, il
le vit depuis qu'il n'en vit plus.
Alors, il est
évident que des faits comme ceux dont il vient de prendre connaissance, par la
presse, ne peuvent que le plonger dans une immense détresse. L'information est
rapportée de façon sèche et brutale comme s'il s'agissait d'un fait divers. La
fraude, consommée, a été portée à la connaissance de la direction de
l'éducation concernée et de l'office des examens. Il est précisé, aussi
froidement, que l'acte a été commis avec la complicité active de surveillants
qui auraient rédigé les réponses aux questions posées dans la matière en
composition ce jour-là.
Et c'est cette précision qui l'a achevé, lui
qui a voué toute sa vie à un véritable sacerdoce, qui a accepté les peines et
les misères d'un métier qui ne lui assure ni aisance matérielle ni
considération sociale. Sa véritable rétribution, il l'a toujours trouvée dans
un regard illuminé par une nouvelle connaissance, dans l'affection d'un élève
satisfait, dans le respect de parents reconnaissants. Sa rétribution, il
l'entend parfois dans les propos avisés de ses anciens apprenants, il la
rencontre sur le chemin qu'il les a aidés à faire, il la voit dans leur fierté
d'avoir découvert leurs propres capacités. Sa récompense, il l'attend d'une
jeunesse compétente, ouverte sur le monde et heureuse de vivre.
Comment des enseignants peuvent-ils se rendre
complices d'une telle indécence ? Comment peuvent-ils trahir un enfant confié à
leur sagesse et leurs vertus ? Comment peuvent-ils aussi nonchalamment
organiser le suicide de toute une société ? Il leur en veut terriblement
d'avoir tué ses rêves, d'avoir asphyxié ses espoirs, de lui avoir enlevé
l'ultime raison qui justifie ses souffrances et l'aide à supporter
l'ingratitude qui l'entoure.
Et lorsque ces mêmes enseignants poussent
l'outrecuidance jusqu'à trouver des circonstances atténuantes à leurs actes en
comparaison avec la corruption massive que connaît la société, il est
littéralement anéanti.
Dans son désarroi la culpabilité change de
camp. Dans ces conditions, c'est lui le coupable. Il se sent coupable d'avoir tenté
d'être exemplaire durant toute sa vie et particulièrement dans l'exercice de sa
profession.
Il se sent
coupable d'avoir été rigide dans ses principes au point de punir sévèrement le
moindre écart chez des élèves dont la conduite au regard de ce qui ce passe,
mérite, plutôt, récompense. Il se sent coupable d'avoir été rigoureux dans son
évaluation au point de priver des élèves d'une réussite qui n'a rien à envier à
celle accordée aujourd'hui, presqu'indûment, à leurs successeurs.
Il se sent
coupable d'avoir été perfectionniste au point d'ajourner des examinés pour de
légères erreurs de forme dans des réponses qui, aujourd'hui, relèveraient du
génie. Il se sent coupable d'avoir libéré de toute concurrence le champ social
aux « promus » de l'immoralité, en barrant la route par sa sévérité à des
potentialités plus qu'avérées. Il se sent coupable d'avoir rabroué ses
collègues et ses amis à la moindre allusion à « l'éventualité » d'une priorité
ou d'une préemption dans l'accès à la connaissance. Il se sent coupable d'avoir
sacrifié les ambitions sociales des siens à son intransigeance morale. Il se
sent coupable d'avoir servi d'exemple à des cohortes de jeunes, aujourd'hui,
lestés par des concepts surannés face à une société à l'aise dans la prédation
et la gabegie. Il se sent coupable d'avoir prôné l'effort dans un monde où la
forme la plus visible de la réussite sociale est la réinsertion glorieuse de la
délinquance. Il se sent coupable d'avoir sacralisé le savoir dans un monde qui
béatifie l'ignorance. Il se sent coupable d'avoir ligoté ses enfants par des
vertus aujourd'hui piétinées par un monde qui s'enorgueillit de ses tares. Il
se sent coupable d'avoir fait de tous ceux qui ont crû en ses enseignements des
solitaires au sein d'une foule éhontée qui vante à ses enfants ses propres
turpitudes.
Et comme toutes
les personnes de son âge, dans un terrible moment de solitude, il se refugie
dans le bon vieux temps, dans l'ambiance douce et humaine dans laquelle a
baigné son enfance. Il passe en revue tout ceux qui l'ont abreuvé de leur bonté
et de leur bienveillance, tous ceux qui l'ont nourri de leur humanité et de
leur droiture. Il se rappelle encore avec émotion ses sublimes histoires
qu'inventaient ses maîtres d'écoles pour lui expliquer les leçons d'éducation
civique et surtout les lui faire aimer et en imprégner à jamais sa mémoire.
Un jour, le maître, abordant les méfaits de
l'ignorance et de la violence, a usé d'une parabole inoubliable dont il se
souvient du moindre détail. Un homme rustre et toujours pressé avait un ver à
soie enfermé dans son cocon.
Il savait que sa métamorphose donnait un
papillon mais risquait d'être lente. Alors, il estima qu'il pouvait précipiter
les choses et décida de crever le cocon pour le libérer plus vite.
Associant l'acte à la parole, il arracha
violemment l'enveloppe desséchée de la chrysalide. Mais le ver n'avait pas
encore tous les attributs pour pouvoir voler. Libéré de ce que son bienfaiteur
considérait comme une gangue inutile, le ver ne tarda pas à mourir.
La corruption de l'éducation nationale
participe à la rupture de la cohésion sociale. Le corps social disloqué,
s'altère et finit par se décomposer.
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Posté Le : 17/06/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com