L'inspecteur
plongea une main nerveuse dans la paperasse qui encombrait son bureau, en
retira un paquet d'Afras, planta une cigarette entre des dents trop blanches
pour être les siennes, mais ne l'alluma pas, puis, d'une voix rauque, il
s'adressa à l'homme assis en face de lui, qui était figé sur sa chaise, les
mains ramassées sur les genoux et la tête courbé comme s'il portait un lourd
fardeau sur la nuque : «J'ai fumé pendant plus de quarante ans. Mais la semaine
dernière, le médecin n'a pas mâché ses mots.
Si tu continues à fumer, m'a-t-il annoncé, tu
ne verras pas le bout de cette année. Encore quelques petits paquets de
cigarettes, m'a-t-il averti, et ta viande sera bonne à être rasée et empaquetée
dans un beau linceul blanc... Alors, je tente de tromper l'envie terrible de
fumer qui me ronge... Mais vous n'avez pas été convoqué, monsieur, pour
m'entendre éplucher mes petits ennuis... Vous avez sûrement deviné pourquoi
nous vous avons appelé ici. Nous enquêtons évidemment sur le meurtre de la
jeune fille qui a été retrouvée il y a deux jours massacrée dans la cave de
l'immeuble où vous logez. Tous les locataires seront entendus. Un crime
effroyable. Nous avons trouvé près du corps une barre de fer et une pierre.
Elle n'a plus de visage. Une vraie bouillie. L'assassin s'est acharné
particulièrement sur la tête. C'est sûrement une collégienne. Un cartable
gisait à quelques pas de son corps. Mais ne contenant aucun cahier avec son nom
dedans... J'aurais aimé continuer cette enquête jusqu'à ce qu'on arrête le
chien qui a commis cet effroyable meurtre, mais je pars en retraite. Vous êtes
en vérité la dernière personne que j'interroge... C'est aujourd'hui la dernière
journée que je passe dans ce bureau. Le temps passe vite... Mais le monstre
n'ira pas loin. La police a toujours réussi à les épingler... Et sachez
monsieur que tout ce que vous allez nous dire est important pour nous. Ne
négligez rien ! Fouillez votre mémoire soigneusement et n'oubliez aucun détail
! Vous avez du entendre ou voir quelque chose... Le moindre indice pourrait
nous guider sur la voie de la vérité... Allez-y monsieur !»
L'inspecteur se débarrassa de la cigarette
dans une poubelle bourrée de bouts de papier froissés, et les coudes posées sur
le bureau, il prêta attention. L'homme bougea sur sa chaise, et la nuque
toujours accablée par un fardeau invisible, il s'éclaircit la gorge et prononça
ces paroles : « En premier lieu, monsieur, je voudrais vous remercier de
m'avoir convoqué. Ce que je vais vous dire maintenant va certainement vous
étonner, mais c'est la pure vérité : j'ai toujours prié Dieu pour que je sois
un jour convoqué par la police, et Dieu a entendu mes prières ! J'ai vécu
pendant des années torturé par la peur de mourir avant d'être écouté par des
policiers ! Pardonnez-moi, monsieur, de dire aussi que j'ai subi cette attente
comme une injustice ! Mais c'est fini maintenant ! C'est fini ! Cet horrible
crime qui a été commis dans la cave de notre immeuble est venu à temps et je
peux enfin parler devant un policier ! C'était ce que je désirais au plus haut
point ! Que Dieu soit loué !... Que Dieu soit loué !...»
L'homme se tut, la voix brisée par un flot
d'émotion, et le policier recula sur sa chaise, le front plissé, le visage
barré par une grimace intriguée. Mais il demeura silencieux, posant un regard
oblique et attentif sur son interlocuteur. Une porte s'ouvrit et se ferma dans
le couloir, libérant une odeur d'urine qui envahit le bureau, acide et épaisse.
Quelques instants s'écoulèrent, puis l'homme toussota un instant et reprit la
parole : «Monsieur, vous avez en face de vous, assis sur cette chaise, un homme
qui peut affirmer haut et fort que sa conscience est aussi blanche que celle
d'un enfant qui vient de naître ! Oui monsieur, je suis pur ! Jamais je n'ai
quitté le droit chemin ! Vous ne trouverez pas la moindre petite tache sur ma
vie ! Depuis que j'ai quitté le ventre de ma mère, je me suis ligoté
impitoyablement, je me suis surveillé sans répit, et jamais Satan n'a réussi à
m'entraîner vers ses chemins boueux que les gens empruntent et remplissent de
plus en plus aujourd'hui, rotant de plaisir, riant aux éclats, s'étreignant et
s'encourageant, les fous, les fous, les égarés... »
Encore une fois, l'homme s'interrompit, la
gorge submergée par une émotion violente qui fit étinceler des larmes dans ses
yeux aux sourcils clairsemés. Ses mains noiraudes et ridées s'enfoncèrent dans
les poches de son veston usé puis apparurent, l'une tenant un mouchoir froissé
qu'il appliqua sur ses paupières, après avoir baissé la tête vers ses genoux.
La grimace intriguée du policier s'était creusée davantage. Mais il gardait le
silence. Un éclat de rire aigu échappa de quelque part, suivi aussitôt par des
plaisanteries qui firent apparaître sur le visage du policier un sourire qui ne
dura pas, effacé par la voix de l'homme qui reprit la parole.
Il dit : «Je n'étais encore qu'un petit
enfant lorsque j'ai découvert que je ne ressemblais pas aux autres enfants de
mon âge. C'était un signe de Dieu, le Tout-Puissant ! Il faisait une chaleur
épouvantable, accablante et dégoûtante. Du feu coulait du ciel et embrasait le
monde. Dans la maison que nous habitions à l'époque, tous dormaient, tous
ronflaient dans les sueurs gluantes et poisseuses de la sieste. J'étais assis à
même le sol, rêvassant à je ne sais plus quoi, seul comme d'habitude, car je
n'ai jamais aimé la compagnie, lorsque je vis, debout devant moi, une de mes
cousines. Mon oncle et sa famille nombreuse occupaient deux pièces de la maison
qui en comptait trois. Ma cousine avait sur le visage une expression
troublante, qui fit naître en moi un sentiment d'inquiétude. Elle avait plus de
quinze ans. Les cheveux défaits, haletante, les yeux brillants, se tortillant,
elle s'est agenouillée en face de moi, et appuyant de ses deux mains sur le
sol, elle a tendu ses lèvres vers ma bouche et a murmuré d'une voix enfiévrée :
«Embrasse-moi ! Embrasse ta femme ! » Je n'ai pas hésité une minute. Je me
lève. Je cours chez mon oncle. Je l'arrache à son sommeil. Je lui rapporte ce
que sa fille m'avait demandé. Il quitte son lit et sort dans la cour. Il bat ma
cousine jusqu'au sang. Elle hurlait de douleur et ses hurlements ont réveillé
toute la maison. C'est ce jour-là que j'ai appris que j'étais différent des
autres, que je n'appartenais pas à leur monde. Ce jour-là, ayant appris ce qui
s'était passé, ma mère m'a serré contre sa poitrine et, les yeux humides, la
voix tremblante, elle a murmuré : «Embrasse-moi ! Embrasse ta mère !» Je l'ai
embrassée, couvrant son visage de baisers, des torrents de larmes jaillissant
de mes yeux. Je me souviendrai jusqu'à mon dernier souffle de ces instants
bénis. Ma cousine tomba malade. Les coups de mon oncle l'avaient forcé à garder
le lit pendant presque dix jours. Mais ce sont ces coups qui l'ont sauvé des
pattes puantes du Diable ! Dieu seul sait ce qu'elle aurait imaginé si je
m'étais plié au désir souillé qui s'était logé dans sa chair ce jour-là. Je
l'ai sauvée ! Je l'ai sauvée ! Mais elle m'a toujours détesté ! Elle m'a
toujours haï ! Et jusqu'à maintenant, chaque qu'elle me voit, monsieur, chaque
fois que nos yeux se rencontrent, une haine épaisse défigure son visage et elle
crache violemment sur le sol. Mais jamais je n'ai dévié du chemin que j'ai
emprunté ce jour-là ! Jamais ! »
L'homme s'arrêta de parler pour désencombrer
sa gorge de l'émotion épaisse qui gênait l'écoulement de ses propos depuis
quelques instants. Les mains croisées sur le bureau, une cigarette non allumée
entre les lèvres, le policier ne prononça pas un mot, toujours muet. Bientôt,
la voix de l'homme brisa le silence qui s'était installé dans le bureau: «Je
n'ai jamais été un enfant et j'ai horreur de leurs gamineries. Je n'ai jamais
aimé cette agitation fiévreuse qui les pousse à courir et à crier comme des
sauvages. C'est dans le corps des enfants qu'adore habiter le Diable ! Ils ne
m'aimaient pas ! Ils me craignaient ! Ils me fuyaient ! Car je les surveillais,
j'étais toujours aux aguets ! Et les coups qu'ils me donnaient de temps à
autre, les insultes qu'ils me lançaient au visage, n'ont jamais pu me déloger
de mon désir de les protéger contre les vices qui remplissaient l'air autour
d'eux ! A l'école, je dénonçais les élèves qui s'adonnaient aux saletés de
l'enfance ! Pur, j'ai toujours traqué les impuretés qui grouillent dans ce
monde ! Et jusqu'à ma mort, je suivrai le chemin qui est le mien, le chemin de
l'honneur ! Je n'hésiterai pas, comme je n'ai pas hésité il y a quelques jours,
quand je suis allé voir un voisin pour lui parler de sa fille, une adolescente de
seize ans. J'ai voulu la sauver comme j'ai sauvé ma cousine il y a longtemps.
La gamine fréquentait un garçon et se promenait souvent avec lui dans des coins
non fréquentés où ils se croyaient en sécurité. Mais son père, après m'avoir
écouté, m'a dit des choses que je ne répéterai pas devant vous monsieur, par
pudeur. Le débauché ! La pourriture s'est répandue partout ! C'est pourquoi
aujourd'hui, nous découvrons dans nos caves des corps massacrés appartenant à
des fillettes ! Et il y aura sûrement d'autres cadavres, des milliers d'autres
corps égorgés, éventrés, écrabouillés ! Des viols ! Des incestes ! Des enfants
débauchés ! Des pères débauchés ! Des mères débauchées !... »
L'homme se tut et la voix du policier se fit
entendre : «C'est très bien comme ça, monsieur ! Merci pour ce que vous venez
de me dire. Vous pouvez partir maintenant.» Et quittant sa chaise, il
accompagna l'homme jusqu'à la porte de son bureau et lui indiqua la sortie du
commissariat. Ensuite, il regagna sa chaise. Mais il se leva aussitôt, se
dirigea vers la fenêtre et l'ouvrit entièrement. Il ressentait un malaise,
quelque chose d'indéfinissable était en train de se produire au fond de lui,
comme un effondrement. Il éprouva un besoin cuisant de fumer et chercha dans la
paperasse son paquet de cigarettes. Les premières bouffées de fumée qu'il
envoya dans ses poumons accentuèrent son malaise. Puis son malaise se changea
en une accablante déception, une douloureuse insatisfaction. Il ressentait ce
que ressent un homme qui a irréparablement gâché sa vie et un violent désir de
réentendre tous les assassins qu'il avait interrogés le traversa de part en
part comme la lame d'un couteau. Il jeta son mégot sur le sol et l'écrasa avec
son pied, puis il alluma une autre cigarette.
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Posté Le : 25/11/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com