Ce que le peuple algérien a donné à voir durant ces trois dernières semaines a laissé les commentateurs aussi bien nationaux que spécialistes étrangers littéralement pantois. Et de découvrir une maturité impressionnante pour les uns, une jeunesse éduquée et civilisée pour les autres, quand certains ne sont pas encore remis d'une contestation dont la radicalité et la détermination ne peuvent se mesurer qu'à l'aune de la profonde décontraction d'un mouvement populaire qui frappe par la qualité de sa démarche, «inclusive» pour reprendre le lexique démagogique de certaines élites dirigeantes, hautement politique, dans le sens premier du terme, renvoyant à une civilité d'une grande finesse, apanage exclusif des grands peuples.Et comme une actualité n'arrive jamais seule, il est presque impossible de passer sous silence, une comparaison qui s'impose immédiatement à l'esprit le moins averti entre le mouvement violent des «gilets jaunes» dans l'ancienne puissance coloniale qui n'est pas sans filiation d'avec les jacqueries paysannes sous les anciens régimes européens du Moyen Age et la contestation pleine de dérision et d'humour en Algérie ou les commerçants distribuent gracieusement les bouteilles d'eau, les manifestants protègent les forces de l'ordre et nettoient les rues sacs poubelles a la main comme pour mieux souligner cette exigence absolue et sans concessions pour l'établissement d'un Etat transparent et propre en matière de politique publique. La politique c'est donc pour les algériens une affaire d'hygiène? nous allions presque dire une question de purification tant le politique renvoi avant toute chose a des imaginaires civilisationels. La catharsis n'est pas le moindre des modus operandi en Islam.
L'obligation des ablutions cinq fois par jour, la nécessité absolue d'une mosquée propre pour adorer son Dieu et par extension l'obligation morale d'une gouvernance irréprochable de la cité font partie intégrante d'un rapport au politique marqué par la totale intégrité dans la conduite de la chose publique. Il nous faut noter que ce geste civilisationnel a frappé l'ensemble des algériens lorsque les populations du Sud du pays aux convictions religieuses profondément ancrées, ont donné l'exemple en ramassant leurs détritus après chacune de leurs manifestations revendicatrices de droits sociaux bien légitimes. Il n'en a pas fallu plus pour que cette attitude soit immédiatement adoptée par l'ensemble de ceux qui entendent manifester leurs droit qu'ils soient sociaux ou politiques. Mais ce qui de notre point de vue frappât le plus les esprits dans le reste du Monde et au niveau du Haut Commandement militaire algérien, c'est le caractère décontracté de la contestation populaire.
Pas une seule pierre lancée, pas un seul carreau cassé, pas une seule agression alors que des gens défilent aux quatre coins du pays par millions. Cette attitude pacifique est une immense leçon tirée par le peuple algérien en raison avant toute chose d'une longue et douloureuse expérience historique dont la période coloniale fut inégalable en horreurs et manquements de toutes sortes. Mais elle est aussi le fruit d'une évolution sociétale post indépendance dont on ne mesure pas encore pleinement les conséquences sur la question nationale et démocratique. L'Algérie paysanne, montagnarde a produit, en 1980, «le printemps berbère». Les campagnes se sont alors invitées dans les villes, violemment, comme une revanche sur la cité ou les aarouch cherchaient à imposer un mode de gestion villageois simpliste et naïf en lieu et place d'une administration sophistiquée propre au tissu urbain ou à l'Etat sous couvert de démocratie directe et de respect de spécificités culturelles.
Non pas que certaines de ces revendications ne fussent pas fondées mais leur mode d'expression a été marquée par des affrontements et une agressivité malheureusement sanglants et une traduction politique pour le moins confuse en particulier dans ses articulations entre l'échelon local, régional et national faute de dirigeants suffisamment murs pour mener et diriger des luttes dont il faut cependant reconnaitre la grande complexité. Octobre 1988, qui accoucha dans la douleur de la fin du monopole politique du FLN, est le fruit de ce que Mustapha Lacheraf nommait les «rurbains», de populations vivant certes dans les villes mais restant culturellement des campagnards prompts aux jacqueries plus qu'à la revendication raisonnée. Enfin la «décennie noire» avec ses cohortes de militants islamistes radicaux dont une fraction a basculé dans la lutte armée et le terrorisme ; fut celle de la crise de l'urbanité non maitrisée tant l'Etat avait du mal à fournir à la population dans son ensemble les besoins basiques en eau, logements et infrastructures sanitaires essentielles.
La ville reprend ses droits politiques
Si à l'indépendance la population urbaine représentait environ un tiers de la population totale, ce chiffre a atteint 43% en 1980, 50% en 1988 alors qu'il se situe autour de 75% aujourd'hui. Il est évident qu'un taux d'urbanisation aussi élevé oblige l'Etat à diriger des efforts de développement réels pour satisfaire les besoins en eau, énergie, hôpitaux, universités, routes, télécommunications en priorité vers les tissus urbains en formation permanente et en extension rapide et spectaculaire et que cet effort constant et appliqué financé par la rente pétrolière a donné naissance paradoxalement à une contestation de fond du régime plus par les villes que par les campagnes bien plus «légitimistes». La marche du 22 février est avant tout celle d'une Algérie résolument citadine se réappropriant une urbanité qui fut longtemps l'apanage des colons avant d'être celle des classes aisées et dirigeantes. Chacun étant à sa place par ailleurs, les classes urbaines et moyennes pour l'essentiel se veulent désormais des acteurs politiques dynamiques dans la construction d'un devenir commun.
Si l'urbanité tend de plus en plus à façonner durablement une identité et des attitudes politique renouvelée en Algérie, la posture pleine de maitrise, nous allions dire de?retenue des manifestations est également encouragée par des classes moyennes nourries au biberon de la rente pétrolière et dont la prudence s'explique en grande partie par leur dépendance à l'Etat qui emploie des multitudes de fonctionnaires et achète des services a un secteur privé dont on peut douter de son implication social lorsqu'il est à ce point prisonnier de la commande publique. Le régime rentier fait d'ailleurs tout ce qu'il est possible de réaliser en multipliant des offres qui créent une dépendance lourde pour mieux encadrer politiquement sa population : subventions diverses et variées, logements cédés au dinar symbolique, crédits automobile via ses banques nationales, bourses d'études à l'étranger, renouvellement périodique des registres de commerce, retraites anticipées pour les quinquagénaires chantres de l'immobilisme tous azimuts et achats de la jeunesse via le dispositif Ansej qui leur permet d'emprunter sans intérêt jusqu'à 100.000 dollars.
La classe dirigeante quadrille la société de la même manière et avec la même assiduité que l'armée s'applique à découper son territoire. Cependant, si les classes moyennes du pays sont dociles car intégrées massivement dans l'économie rentière, c'est loin d'être le cas du million d'étudiants qui rentrent chaque année dans les universités algériennes. Dans une organisation de la société articulée autour de la rente et de l'offre non plus d'un parti unique mais d'un régime unique mono-exportateur d'hydrocarbures (ce que les algériens appellent le Système), ces étudiants n'ont pour la plupart qu'un futur incertain car l'économie rentière tue le travail... Ce sont donc les étudiants et les femmes qui ont objectivement intérêt à rompre avec l'économie et le régime unique et sans imagination de la rente politique pour tenter d'élargir la sphère de la production et des services générateurs d'emplois qui puissent leur assurer un avenir décent.
Ce sont donc naturellement les étudiants, fruits d'un investissement massif de l'Etat pour démocratiser les enseignements y compris supérieurs, parfaitement conscients des insuffisances et des limites de la rente pétrolière qui se retrouvent à la pointe du combat rejoints par capillarite pour ainsi dire par toute la jeunesse du pays; c'est-à-dire plus de la moitié de la population en entrainent leurs parents avec eux dans la contestation. Si en «octobre 1988», «le chahut était celui des gamins» pour reprendre une expression qui avait fait flores en son temps, ce qui se déroule sous nos yeux révèle une contestation consciente, voulue, réfléchie et mise en ?uvre par la jeunesse estudiantine de ce pays, pour qui les réseaux sociaux ont permis depuis longtemps des discussions ininterrompues à forte connotation politique. Facebook s'il n'est pas le premier parti démocratique du Pays est certainement le premier forum politique.
Et alors que les réseaux sociaux ont largement été instrumentalises par les «révolutions oranges» grâce à des blogueurs finances par des cercles proches du renseignement américain, il est remarquable de constater que la jeunesse algérienne s'approprie le net pour en faire un instrument subversif a son service et démontre une nouvelle fois, que le corps social national ne se situe pas en dehors de sa propre historicité politique, comme voudraient le faire croire les tenants de l'immobilisme. Si elle a permis un développement rapide, la rente pétrolière n'en reste pas moins insuffisante pour satisfaire les besoins sociaux et de développement d'une économie nationale qui requièrent un volume de financement global trois fois plus élevés que ceux qui sont aujourd'hui injectés dans le pays par divers circuits. Cela est d'autant plus vrai que tous les indicateurs démographiques démontrent une croissance de la population soutenue, partie de nouveau à la hausse de manière dynamique en raison d'une offre de logements plus importante.
Le régime politique omnibulé par sa quête de se constituer une clientèle élargie a réalisé des investissements massifs dans le bâtiment avec en filigrane l'idée d'en retirer une forte légitimité politique a défaut de celle issue des urnes. Il n'est donc pas étonnant de constater que les étudiants sont à la pointe de la contestation d'un régime qui n'a de cesse d'offrir en contrepartie d'un exercice du pouvoir sans partage des subventions de tous ordres mais inefficaces et profondément injustes vis à vis des classes les plus populaires qui sont paradoxalement les plus exclues au profit de classes moyennes citadines que le régime perçoit comme son support le plus fidèle ou plus précisément le plus facilement contrôlable. Cette politique consistant à tenir pour ainsi dire en laisse les classes moyennes urbaines vient de voler en éclats et de montrer toutes ses limites pour une raison très simple : à elle seule la rente pétrolière, même a supposer qu'elle soit gérée sans prévarication ne peut suffire à formuler un avenir économique et social pour les générations à venir.
La décontraction comme arme subversive
L'esprit pacifique qui a été démontrée dans toutes les villes algériennes vient en creux tirer bien évidemment les leçons de la décennie noire ou la violence dans les rapports sociaux a atteint un seuil maximal. Dans son souci d'éviter que les fractions les plus rétrogrades de la Direction politique du pays ne tirent profit des violences inéluctables que de telles situations de contestation populaires charrient généralement avec elles, le mouvement social, parce qu'issu des classes moyennes urbaines paisibles dont la mentalité est largement formatée par une expérience indolente au travail lié aux rentes différentielles, a délibérément choisi pour la voie de l'apaisement dans ses formes d'expressions revendicatives sans céder en rien à la nécessité impérieuse d'un changement profond. La voie «salmia» de la contestation a non seulement littéralement désarmé les forces de l'ordre, mais rendu impossible des conditions politiques qui auraient pu pousser l'armée a une reprise en main brutale.
Cette «décontraction naturelle», qualité intrinsèquement algérienne pour reprendre une remarque tellement féconde de Mustapha Lacheraf s'est exprimée avec force et a également rendu inimaginable des pressions politiques sur le plan international en éloignant définitivement des velléités interventionnistes au nom de l'ingérence humanitaire pour justifier toute aventure d'ordre néocolonial sous le prétexte fumeux «d'assistance a peuple en danger». C'est donc un nouveau rapport de force que le mouvement populaire vient de construire non seulement avec sa classe dirigeante très largement honnie mais également avec les grandes puissances pour qui l'Algérie, ce pays continent au domaine minier exceptionnel, suscite bien des convoitises. La décontraction est au coin de toutes les manifestations et les slogans les plus ravageurs sont ceux qui s'adressent au Peuple algérien au deuxième voir au troisième degré: «L'été approche, libérez le Club des Pins» en est un exemple des plus savoureux.
Cette décontraction, car il n'y pas de mot plus juste pour caractériser l'esprit des marches, se vit le plus naturellement du Monde comme une réappropriation profonde d'avec l'esprit de Novembre, celle d'une jeunesse décomplexée d'alors décidée à affirmer sa souveraineté sur la terre de ses ancêtres. C'est cette même décontraction joyeuse qui préside dans les rues d'Alger avec pour direction commune la même ferme volonté, à 70 ans de distance de redevenir collectivement maitre de l'avenir de la Nation, trop longtemps victime expiatoire sur l'autel des intérêts des tenants exclusifs de la rente pétrolière. C'est également cette décontraction qui donne le vertige au Monde Arabe et bien au-delà a ceux qui perçoivent l'Algérie comme un pays avec lequel il faudra bien compter. Car c'est cela aussi le message délivré depuis les boulevards Hassiba Ben Bouali et Didouche Mourad.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 20/03/2019
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Brazi
Source : www.lnr-dz.com