Algérie

La culture : un gisement de valeurs



Publié le 28.12.2023 dans le Quotidien d’Oran
par Mourad Betrouni*

Dans une construction imagée - à l'instar des gisements miniers - la culture peut être comparée à un gisement de valeurs, dont l'exploitation « industrielle » produit des « biens culturels », pour des besoins à la fois nécessaires, utiles et agréables à l'homme et à la société. Cette image métaphorique est illustrative d'une explication de la culture. Il est certain qu'il est difficile de définir précisément la culture ou d'en établir un diagnostic mesurable et quantifiable, y compris dans son format sectoriel. « La culture c'est comme l'oxygène, lorsque ça se répand, on se sent bien, mais elle est insaisissable, elle vous pénètre de partout, elle échappe à l'unité de mesure ». Cette élocution a été prononcée dans le contexte d'un bilan culturel, pour signifier que la production culturelle ne saurait s'évaluer à l'aune des réalisations en infrastructures et équipements culturels. Celles-ci procèdent d'un effort d'investissement, consubstantiel à d'autres domaines de réalisation (travaux publics, équipements…). La culture se mesurant dans son propre gisement des valeurs, celui qui produit les « biens culturels ».

L'évaluation du processus de production culturelle est un exercice difficile. Il se heurte à l'absence même d'une définition arrêtée et opposable de la culture et d'une délimitation précise de ses frontières, pour justifier et légitimer l'intérêt général « culturel » et déterminer les espaces éligibles au soutien et au financement publics. Le vague entretenu dans la définition de la culture et l'usage d'une approche imprécise, procède d'une vision post-indépendance de l'Algérie, celle de soustraire la culture à un débat d'approfondissement, qui aurait dérangé l'option arrêtée d'une Algérie uniformément et invariablement socialiste, arabe et musulmane.

La culture n'a jamais été interrogée dans sa fonction créatrice, au sens de l'art et de l'esthétique, sur les modèles, les valeurs et les symboles qui gouvernent le vécu algérien individuel et collectif. La rupture révolutionnaire (Charte de Tripoli) faisant table rase de tout particularisme et de toute expression antagonique du processus révolutionnaire. La culture n'a été sollicitée que dans sa fonction média, en tant que vecteur de transmission et de propagation d'un discours révolutionnaire «engagé», fondé sur des valeurs «authentiques», hissées à la limite de la sacralité.

Ce discours «révolutionnaire» étant puisé du corpus des connaissances idéologiques et politiques, hérité du mouvement national, où le socialisme et l'ancrage sur l'orbite du monde arabe puis du tiers monde et des pays non-alignés, constituaient des invariants qui prédéterminaient tout débat sur l'identité culturelle et la définition de la Nation algérienne.

Dans cet entendement idéologique, le monde de la culture et de la création artistique se voyait investi d'une mission plutôt militante, en service commandé pour la Nation. Intellectuels et artistes sont sollicités pour mettre leur aptitude, leur génie créateur et leur renommée au service d'une cause nationale, qui devait se formaliser et se traduite sur le terrain par des actions tous azimuts de glorification de l'image de la révolution et de l'idéal socialiste de la Nation.

Le débat sur la culture aurait pu être engagé au moment de l'accès - forcé - de l'Algérie au système libéral, dans les années 1980, ce qui n'a pas été fait. Le passage du modèle socialiste à la référence capitaliste s'est traduit par une série de réformes libérales dans différents secteurs. La culture n'en faisait pas partie, sa dimension économique n'a jamais été envisagée dans la perspective d'une industrie de la consommation culturelle. Ce handicap est lié, assurément, à un décalage dans les entendements sur la culture, sa définition en tant que catégorie sectorialisable et sa délimitation en tant que champ dynamique aux périphéries mouvantes. Plus objectivement, l'absence ou l'insuffisance d'indicateurs quantitatifs (paramètres d'évaluation économique) ont entravé l'accès à une société de marché, où certains aspects de la culture auraient pu être mis au diapason de l'offre et de la demande, de la concurrence et de la compétition, participant à l'effort national de développement économique.

C'est l'Etat central, à travers le secteur de la culture, qui détient le pouvoir de tutelle sur l'action culturelle, au titre de l'intérêt général, en plus de sa responsabilité régalienne sur les missions de reconnaissance (inventaire), de protection, de conservation et de valorisation du patrimoine culturel.

Sur certaines activités culturelles, dont l'intérêt général n'est pas bien cerné, la compétence est élargie, voire concurrentielle (public-privé), telles la valorisation et la promotion culturelles, qui participent de l'amélioration de la connaissance et de l'augmentation de l'accessibilité la plus large. La mission de valorisation, exercée par l'Etat, n'est, en réalité, justifiée comme service public que par le seul fait de la jouissance collective - parce qu'il y a public -

Le format (organigramme), dédié à la culture, est un héritage, plus ou moins remodelé du ministère de l'Information et de la Culture des années soixante-dix (1970), lequel est inspiré du modèle français malrucien (A. Malraux) de politique publique de la culture, fondé sur le principe de la démocratisation culturelle et de l'accessibilité à tous des « grandes œuvres de l'esprit ».

Ce modèle avait été repris par de nombreux pays « francophones », plus par sa « mécanique » de maillage du territoire en équipements culturels et sa politique d'offre culturelle et de régulation, que par ses résultats et ses incidences sur la création et les pratiques culturelles elles-mêmes.

Il est essentiel, aujourd'hui, à la lumière des avancées constitutionnelles, de passer de la conception verticale de la culture à une approche horizontale, participative, qui favorise la facilitation, la collaboration et l'échange, depuis la définition des politiques jusqu'à leur mise en œuvre. Le nouveau paradigme de la participation, nécessite, pour sa mise en œuvre, la formalisation de la notion « culture », dans le sens d'une définition qui précise son objet et ses contours et la création de passerelles qui assurent et garantissent le transfert de certains segments de la gouvernance culturelle aux collectivités locales et à la société civile, en conférant au citoyen, en amont de la prise de décision, un rôle actif dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.

Ce chantier de réflexion est déjà sollicité par l'article 38 bis de la Constitution révisée de 2016, qui énonce dans son premier alinéa que « le droit à la culture est garanti au citoyen ». Une disposition annonciatrice d'une nouvelle approche de la culture, formulée, non plus en termes d'offre culturelle, mais en « droit », impliquant une action positive des pouvoirs publics (Etat et collectivités territoriales) à l'endroit du citoyen algérien.

Par ailleurs, l'article 15 de la Constitution « …L'Etat encourage la démocratie participative au niveau des collectivités locales », précise et confirme ce besoin et cette nécessité de partage et d'élargissement des compétences aux collectivités locales, notamment à la commune, considérée comme « l'assise territoriale de la décentralisation et le lieu d'exercice de la citoyenneté », constituant « le cadre de participation du citoyen à la gestion des affaires publiques ». Il s'agira, dans ce cadre, de déterminer les conditions et modalités de mise en œuvre de cette participation citoyenne dans les politiques culturelles locales, en situant précisément la place des parties prenantes dans le processus de participation.

Cette avancée constitutionnelle est confortée, dans sa mise en œuvre, par une loi portant Schéma national d'aménagement du territoire (SNAT), qui réalise l'ancrage des politiques sectorielles au territoire. Une loi qui introduit un nouveau mode de gouvernance, en nous déplaçant, progressivement, de l'orbite de la gestion administrative du territoire, où l'Etat, omniprésent, était appelé à assurer la répartition des équipements et la distribution égalitaire du développement économique, à une gouvernance participative qui permet aux différences locales de s'exprimer, dans la perspective de l'intérêt national. C'est, désormais, dans une logique partenariale, entre les quatre grands acteurs de l'aménagement du territoire (l'Etat, les collectivités territoriales, le secteur privé et les citoyens), que se conçoit la nouvelle approche territoriale.

La loi d'orientation sur la recherche scientifique et le développement technologique, adoptée en décembre 2015, a consacré la recherche scientifique et le développement technologique comme « priorités nationales » (art. 2), faisant de la science et la technologie les « deux segments d'un même processus de production de la connaissance et du savoir, couvrant tous les champs de connaissance, de leur utilisation et exploitation pour de nouvelles applications, et ce, en réponse aux attentes sociales et culturelles, aux besoins économiques et aux impératifs du développement durable » (art. 6).

Cette loi vise, notamment, à « comprendre les mutations que connaît la société pour déceler, analyser les systèmes, normes, valeurs et phénomènes qui la régissent » et « à étudier et à valoriser l'histoire et le patrimoine culturel national » (art. 3). C'est là, une opportunité et un nouveau terrain d'exercice, qui invitent au dépassement du clivage existant entre science et culture et ses incidences psychologiques et sociologiques, qui ont fortement agi sur les entendements, les représentations et les imageries et qui se sont traduits par un manque à gagner considérable et un immense retard en termes de retombées des progrès scientifique et technologique sur le segment de la culture.

Il s'agira de réduire la distance - psychologique - qui sépare le champ des sciences et de la technologie des sciences humaines et sociales. C'est cette image duelle, conflictuelle, qui a gouverné, nos systèmes institutionnels et organisationnels. Il importe, aujourd'hui, de modifier ce regard clivant et déformant, à la lumière des progrès enregistrés, notamment dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui ont présidé à la conception de modèles spécifiques de mise en relation de la création, de la science et de la technologie, dans le cadre d'approches pluridisciplinaires.

Aujourd'hui, que l'opportunité est ouverte pour une objectivisation et une rationalisation de la part non économique et non sociale du développement - en fait, la part culturelle - l'Etat est appelé, au-delà de son rôle de producteur de la norme et de dispenseur de l'excellence, de s'établir avec vigilance, sur l'orbite de la création et de l'innovation, dans le contexte multi-acteurs du marché de l'art et de la culture, en encourageant le mécénat et la privatisation de certains segments de la culture, dans une perspective de service public et d'ouverture de la culture au plus grand nombre. Une perspective pourvoyeuse de nouveaux métiers et de grandes opportunités d'emplois à des niveaux, parfois, peu exigeants et à moindre coût.

Cette approche économique de la culture appelle l'usage de nouveaux instruments et mécanismes de gestion, de mesure et d'évaluation de la pratique culturelle et donc d'un certain savoir économique, d'une professionnalisation des acteurs culturels et une orientation vers le secteur des industries culturelles et leurs corollaires les métiers de la médiation et de l'animation. C'est sur de nouveaux territoires sémantiques que s'établissent les nouvelles politiques culturelles, par effet d'approfondissement et d'élargissement.

L'élargissement du champ de la culture ne signifie pas l'ouverture de la boîte de Pandore et l'infléchissement du rôle de l'Etat dans ses missions régaliennes, en versant dans l'évènementiel et le festif, économiquement plus rentables et lucratifs. La question n'étant pas dans le choix des registres public ou privé, mais dans les effets produits par les nouveaux artifices médiatiques de grandes audiences, détenus par des groupes industriels aux capacités financières inégales et dont la priorité n'est pas la création artistique mais l'exercice du profit.

Y compris dans le domaine du patrimoine culturel, l'élargissement du sens à de nouvelles catégories, au-delà de la dimension monuments historiques, embrassant des espaces plus diversifiés et davantage intangibles, ne doit pas procéder de la seule attente technico-économique, mais prioritairement d'une commande sociale clairement exprimée.

Le processus étant inéluctable, de la conservation, au management, à l'entreprenariat et à la gestion, dans la cohérence d'une courbe ascendante.

*Docteur



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