Evoquer la vie
culturelle en Algérie, c'est ressasser pour la énième fois la sempiternelle
comptine de l'absence tragique d'activités sérieuses et d'un projet culturel
conséquent, alors que tous les textes officiels ne cessent d'en parler depuis
la plateforme de Tripoli en 1962, en passant par la charte d'Alger, les deux
chartes nationales (1976 et 1986) et bien d'autres parchemins qui ont tenté,
malgré leur ambiguïté manifeste et leur ambivalence tactique, de définir les
contours d'une culture nationale encore en jachère.
Aujourd'hui, les
choses vont de plus en plus mal. Aujourd'hui, le syndrome des festivals a pris
le dessus sur la pratique culturelle permanente, donnant à voir des manifestations
ponctuelles qui mobilisent de gros moyens financiers, mais n'apportent
absolument rien à la valorisation de l'image de l'Algérie. L'essentiel est
d'organiser ces zerdas d'un type nouveau dépouillés de leur processus festif.
Il y aurait une centaine de festivals qui seraient institués par le ministère
de la culture qui n'arrête pas d'aligner des chiffres sans exposer un véritable
état des lieux dénué de complaisance et de dissimulation de réalités peu
claires.
Certes, l'année
de l'Algérie en France et Alger, Capitale de la culture arabe ont connu des
échecs patents, alors qu'ils pouvaient servir de points de départ à une relance
culturelle possible, mais le déficit en objectifs et en une vision claire ont
fragilisé ces deux manifestations qui ont, d'ailleurs, connu des luttes
intestines, notamment au niveau du leadership. La gestion de l'argent est
l'espace privilégié des conflits. Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet.
D'autres
manifestations sont attendues. En juillet, Alger organisera ce qu'on a appelé
la deuxième édition du festival panafricain de la culture, en souvenir de celui
de 69, organisé dans des conditions politiques particulières. Le gouvernement
algérien, sortant d'un coup d'Etat, voulait regagner une certaine légitimité en
faisant appel au discours panafricaniste, en vogue à l'époque. Pour Boumediene,
le FESPAC était une affaire personnelle et il avait chargé Mohamed Seddik
Benyahia, alors ministre de l'information et de la culture, de suivre de très
près cet événement à résonance politique.
Les objectifs et
les intentions étaient bien définis. Quarante ans après, les conditions
politiques internationales ont changé, l'Afrique n'a, certes pas encore pris
son départ, contrairement au titre du livre de René Dumont, « L'Afrique noire
est mal partie » (1962), les coups d'Etat sont légion, la corruption est le
lieu primordial de la conduite des affaires, l'Algérie officielle ne semble pas
trop intéressée par les querelles africaines. Dédaignée politiquement,
l'Afrique noire va être ainsi l'espace d'une quinzaine de jours choyée,
célébrée, à travers ses artistes et ses représentants officiels. Cette
rencontre dont on ignore les objectifs réels, dirigée presque par le même staff
présidant aux autres manifestations, propose une définition essentialiste de
l'Africanité, convoquant des Américains et des Brésiliens, reproduisant ainsi
le discours de la négritude, version Senghor, fustigée avec virulence par
Frantz Fanon dans ses deux ouvrages-phare, « Les damnés de la terre » et « Peau
noire, Masques blancs ». Comme si la couleur de la peau pouvait définir
l'appartenance géographique, en dehors de cette notion de race, heureusement
obsolète après les judicieuses conclusions de Claude Lévi Strauss en 1951.
Cette vision essentialiste et raciale de la culture africaine qui ferait des
femmes et des hommes du Sud de véritables Africains (par rapport aux autres)
est trop peu opératoire. Dakar organise également cette année le festival
mondial des arts nègres, reprenant, tout simplement, la définition de
Léopold-Sédar Senghor qui parle de « diaspora noire », contrairement à Aimé
Césaire (notamment dans son « Discours sur le colonialisme » et « Cahier d'un
retour au pays natal ») par exemple. Dans ce contexte, a lieu, ces jours-ci, un
festival du théâtre professionnel (du 24 mai au 4 juin) à Alger, rassemblant
des troupes et des invités, nationaux et étrangers, des moyens financiers
considérables sont mis en jeu, sans que la production théâtrale y gagne.
Pièces dont
quelques unes que nous avons déjà vues, trop peu belles, « colloque »
incognito, hébergé hors la ville, ateliers avec souvent très peu de
participants « professionnels », (avec des axes qui négligent les métiers
techniques déficients) et d'encadrement sérieux. La bouffe, l'hébergement et le
transport des invités constituent le gros lot de cette aubaine dont on sait peu
de choses sur la gestion de l'argent public et l'organisation proprement dite
de la manifestation (invités, pièces retenues en dehors de celles en
compétition, choix du jury, colloque, etc.).
A quoi sert ce festival, si chaque année, se
reproduisent les mêmes recommandations et des remarques similaires ? Des
troupes produisent, contraintes, leurs rares pièces en fonction de ce festival,
des anicroches très sérieuses ont eu lieu dans des théâtres, remettant en cause
la participation de telle ou telle pièce ou de tels ou tels éléments. Le jury
de neuf membres est présidé par une véritable mémoire du théâtre en Algérie,
témoin privilégié de grands pans de l'Histoire de l'art de la scène, avec la
présence de Mohamed Adar, excellent comédien, également auteur et metteur en
scène, un amoureux passionné du théâtre, aux côtés de sept autres membres venus
de pays arabes. Le directeur du TNA qui a décidé de changer au dernier moment
la pièce en compétition du TNA, « Laou kountou filestinian », coiffe aussi la
tête du festival.
Juge et partie.
Un colloque, cette année, clandestin comme lors de la précédente édition,
s'intéresserait à la Palestine dans le « théâtre arabe ». La reconstitution et
le discours monologique ont souvent marqué ce réseau thématique. Ali Akla
Arsane, Samih el Qassim, Mou'in B'sissou et bien d'autres abordèrent ce sujet.
Ils tentèrent dans leurs textes, d'analyser la réalité politique tout en
retraçant, dans une certaine mesure, l'Histoire de cette tragédie. Les
palestiniennes et El Ghoraba traitaient en utilisant des images métaphoriques
et une construction non linéaire les grands moments de la réalité des
Palestiniens. C'est surtout depuis 1967 que ce thème investit sérieusement la
scène arabe. La désillusion et le désenchantement ont été les espaces-clé de la
représentation, donnant à voir deux temporalités et deux spatialités. Ce qui va
pousser les pouvoirs en place à censurer les pièces les plus osées et les mieux
structurées (al-Masamir de Saadeddine Wahba, Oughniya ala al mammar de Ali
Salem, Soirée de gala à l'occasion du 5 juin de Saadallah Wannous, al Hussein
tha'iran wa chahidan de Abderrahmane Charqaoui, mise en scène de Karam
Moutawa). Les autres textes n'étaient le plus souvent que des documents trop
marqués par le jeu du manichéisme et de la propagande. Il faudrait citer les
travaux très sérieux et extrêmement bien construits de Kateb Yacine (Palestine
trahie) et de Nourredine Aba (« C'était hier Sabra et Chatila »; « Monjoie
Palestine », « Tell Zaatar s'est tu à la tombée du soir »). Le dramaturge
syrien, Saadallah Wannous m'avait confié, il y a un peu plus d'une décennie
qu'il avait toujours été fasciné par le théâtre de Kateb Yacine et qu'il s'en
était d'ailleurs inspiré.
Ces festivals,
souvent sans objectifs, ne peuvent pas cacher la pauvreté au niveau de
l'organisation des structures culturelles algériennes. Le livre est traversé
par de graves failles (édition, librairies, bibliothèques). Le dernier SOS de
Boussad Ouadi est, à cet égard, très instructif. Les bibliothèques disponibles,
peu nombreuses, sont souvent démunies de livres, notamment récents, et
fonctionnent très mal, selon des critères archaïques. D'ailleurs, il est
malaisé de chercher un livre dans ces espaces trop peu fournis en ouvrages de
qualité. Les centres culturels français, avec les moyens du bord, font un
travail d'animation extraordinaire dont sont incapables les structures
culturelles nationales, manquant d'imagination, trop conformistes et
extrêmement bureaucratiques. Les pouvoirs publics n'arrêtent pas de gloser sur
la nécessité de l'ouverture de nouvelles bibliothèques. Ne serait-il pas temps
que les bibliothèques communales soient dotées d'un véritable encadrement et
d'une meilleure prise en charge ? Comme d'ailleurs, le cinéma qui vit, ces deux
dernières décennies, un véritable marasme marqué par l'absence de salles et de
production cinématographique, même si, parfois, des films, nationaux trop peu
nombreux, arrivent à s'imposer. Dans ce contexte peu reluisant, on n'a pas
lésiné sur les moyens pour organiser un festival du cinéma à Oran qui ne
pouvait qu'exclure les Oranais, si on compte le nombre d'invités nationaux et
étrangers. A quoi bon un « festival international du cinéma » dans un pays sans
salles, ni production ni exploitation sérieuse ? Ce qui ne gâche rien à la
dérision, c'est le ministre de la culture et de la communication, du temps de
Belaid Abdeslam qui a dissout les trois organismes de cinéma (CAAIC, ENPA,
ANAF) sans réfléchir à des espaces de substitution, qui fut l'organisateur en
chef de cette manifestation-bouffe. A l'époque, on ne parlait que de « marché »
comme si l'art cinématographique, vitrine visuelle du pays, pouvait épouser les
contours de ce discours sans risques majeurs. On évoque depuis fort longtemps
un projet de loi sur le cinéma qui tarde à voir le jour comme si la
représentation artistique n'intéressait pas grand monde. Malgré les incessants
appels de détresse des cinéastes, rien ne semble pointer à l'horizon, sauf
l'attente de circonstances trop aléatoires. Les cinémathèques vivent la
désillusion et un vide extraordinaire. Au lieu de les restaurer profondément,
on se satisfait parfois de séances de retapage. A Alger, on a, certes, pensé à
une remise en oeuvre de la salle et de ses fonds.
Alors que les
structures culturelles en place sont souvent inactives, marquées par l'érosion
et le manque flagrant d'imagination, les pouvoirs publics vont vers la
facilité, en multipliant les festivals et les hommages sans fin, sans réfléchir
à une stratégie cohérente visant à mettre en oeuvre une animation culturelle
permanente. Combien de maisons de la culture, de théâtres, de cinémathèques, de
centres culturels et de maisons de jeunes sont exposés au vide sépulcral et à
la passivité ? Certes, des médiathèques à Alger, relevant de la wilaya, font un
travail intéressant.
La routine fait
son chemin, brinquebalant, produisant des signes de frayeur. Comme aussi ce
discours sur la conservation d'une mémoire dont de nombreux pans s'égarent avec
la disparition de bibliothèques vivantes que sont ces acteurs et ces témoins
privilégiés de la vie culturelle. Il est vrai que des efforts personnels de
quelques auteurs arrivent tant bien que mal à sauver de l'oubli certaines
miettes. Un travail de fond, sans esprit d'exclusion, est à faire, avec la
participation des ministères de l'intérieur, de la culture, de la jeunesse et
des sports et de l'éducation nationale qui pourraient mettre en Å“uvres un
véritable projet d'épanouissement culturel. Le ministère de la culture, dont le
personnel est pléthorique, devrait mettre à revoir de fond en comble les
espaces du théâtre, du cinéma, du livre et des arts plastiques. Opérer une
sérieuse mue, hors cette inflation d'organismes (Office national de la culture
et de l'information, Agence de rayonnement culturel) qui ne semblent pas
opératoires, trop marqués par le ponctuel et la séduction du vase-clos.
On ne sait
vraiment à quoi servent des directions de la culture sans prérogatives
sérieuses, coiffées par deux tutelles Wilaya et ministère de la culture, dont
la mission essentielle semble une sorte d'inventaire comptable d'activités
virtuellement réalisées. Il serait beaucoup plus sérieux que les commissions de
la culture des communes et des APW jouent réellement leur rôle.
Jusqu'à présent,
trop conservatrices et peu présentes, ces structures qui auraient dû être les
fers de lance de l'activité culturelle, sommeillent, trop loin de leurs
prérogatives, reflétant finalement le fonctionnement trop bureaucratique et peu
transparent des APC et des APW, souvent cooptées plutôt qu'élues.
Il est peut-être
temps de penser que l'animation culturelle apporterait un plus à un pays qui
manque de sourire, de gaieté. Et de débats sérieux, c'est-à-dire
contradictoires. L'intelligence est sommée de vivre la clandestinité et
l'aphonie. Certes, des animateurs et des artistes sérieux sont présents, mais
souvent condamnés à la marge, parce que refusant d'applaudir les uns et/ou les
autres. Même les journalistes « culturels » sont parfois complices de cette
situation.
Le journaliste de
la rubrique culturelle,-dans la plupart des cas, mal faite-, peu averti et
souvent manquant de regard critique et d'un sérieux background culturel, joue
le rôle d'attaché de presse, allant même à se considérer partie prenante d'une
manifestation, ce qui dénature totalement sa fonction de fouineur et
d'interrogateur de l'information, recueillant une information d'une seule
partie sans la questionner et la vérifier, comme cette attitude trop peu
professionnelle de rapporter systématiquement le discours de la ministre de la
culture ou d'un responsable d'une structure particulière, les considérant comme
des arguments d'autorité alors que leur discours n'en est qu'un parmi d'autres.
Les jeux de l'éthique sont mis à mal. Mais il existe des plumes, intéressantes,
très soucieuses de la qualité de leur travail. Des changements positifs sont
possibles. De jeunes artistes et de brillants animateurs non contaminés par les
scories de la réalité ambiante, résistent.
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Posté Le : 28/05/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ahmed Cheniki
Source : www.lequotidien-oran.com