Liberté : Dernièrement, une fresque murale a été vandalisée par un groupe d'individus au c?ur même d'Alger. Quelle lecture faites-vous de ce comportement qui revient sans cesse 'Jaoudet Gassouma : La question est révélatrice d'un comportement qui ne tient compte d'aucune valeur sociologique, d'aucune valeur esthétique. Nous sommes à vrai-dire dans une société qui n'a d'organisé que le nom, et qui relève plus de l'anthropologie que de la sociologie même. Car il s'agit ici du rapport à l'autre et non pas de rapports sociaux établis qui mettent toutes les strates de la société en mouvement dans une adéquation des rapports sociaux au service d'une idée partagée de la citoyenneté. Or, le constat est que l'anomie la plus complète caractérise notre société, cette anomie décrite par la théorie du même nom émise par Durkheim dans sa théorie de l'anomie. Ce qui nous fait dire que cette absence de norme laisse des individus en marge du mouvement social croire qu'ils ont tous les droits de censurer les autres? La censure ici est l'expression d'une castration d'un élan créatif, ou même d'un élan d'altérité, sachant que les femmes, par exemple, subissent cette forme de censure de leur être.
Pourquoi a-t-on peur de l'art '
L'art en général, le cinéma, le théâtre, la danse, la littérature sont des éléments qui "perturbent" le langage officiel, le pouvoir politique, car il se mettent en porte-à-faux avec le discours officiel, la pensée unique ou la "bienséance" du discours islamiste bon chic bon genre dont on se complaît dans la pudibonderie la plus confortable. L'art en général ne ment pas, car d'abord, il n'y a pas de création sans crise. Donc l'art émane de l'humain, il ne ment pas, il critique, moque, rit, provoque, lance ses messages, l'art est par définition lyrique, iconoclaste, il casse les codes du discours dominant, il transgresse le confort du discours lénifiant qui, faute de spiritualité, plonge la tête dans une religiosité débridée qui émet le contraire de ce qu'elle doit émettre. Nous sommes plongés dans les faux problèmes de queue devant une boulangerie entre hommes et femmes, alors que la société, malade de ses m?urs, n'arrive même pas à s'organiser pour être en communauté face à un problème de prévention? Alors, l'art qui représente l'alternative est forcément mal accepté, et par sa "vérité" profondément humaine, l'art reste cet effet miroir ultime qui fait peur aux plus radicaux?
Existe-t-il au final un sentiment de menace de la part de celui qui a vandalisé cette ?uvre '
Pour ce cas précis, les auteurs ou l'auteur ont été interpellés par les services concernés, et le "soutien" du secrétaire d'Etat à la production culturelle ainsi que celui du maire d'Alger sont d'un apport efficace. Il est important d'avoir le soutien des autorités administratives et culturelles, ainsi que citoyennes, qui sont de prime importance. Maintenant, la menace effective d'individus en marge du contrat civique reste d'actualité, le discours moralisateur prégnant et qui décide à la place des autres sans contrat tacite de mandature nous laisse pantois, car il reste encore puissant tant que l'école, les structures concernées, l'idée générale que l'art est "haram", qu'il est superflu qu'il n'apporte rien, etc., avec toute la charge de discours haineux dont nous nous faisons les échos, toute cette charge haineuse et inconsciente de ce que l'art est réellement sont autant de combats qu'il faut maintenir pour créer un environnement adéquat à l'émergence d'un art reconnu et accepté, ne serait-ce que dans le principe.
Quelles conséquences ces comportements ont-ils à la longue sur les artistes et l'art underground notamment '
Ce n'est pas nouveau que les artistes en général et surtout les undergrounds ou street artists? souffrent. Être artiste n'importe où dans le monde n'est pas une sinécure, ni un long fleuve tranquille, ici-bas probablement plus qu'ailleurs, mais l'artiste, comme Issiakhem, Baya, Martinez, Khadda, Mokrani, Nezzar, et des centaines d'autres artistes du théâtre, de la poésie, de la littérature, du cinéma de la danse? ont été et restent des tempêtes immenses, des tornades magnifiques, faites de fer et de rouille, qu'il faut considérer, dans la perfection de leurs doutes et de leurs incertitudes, comme des éléments perturbateurs intolérants, violents et moralisateurs, et font partie de ce choix de la différence. Je ne pense pas que des artistes, qui ont une éthique même si elle est underground, puissent être des victimes. Les vrais artistes ont cette résilience qui est un rideau imparable de résistance face aux plus ignobles marques de mépris de personnages qui, par leur simple discours, montrent qu'ils sont à côté de la plaque et de l'évolution du monde.
Slimane Sayoud dit d'ailleurs que les jeunes qui ont vandalisé sa fresque n'ont finalement pas saisi le "message social qu'elle peut véhiculer"?
Vous savez, comme le poète, l'artiste a toujours raison. Slimane Sayoud a produit une ?uvre pas spécialement transgressive, elle est esthétiquement politiquement correcte, et pourtant, elle a fait l'objet d'un vandalisme inacceptable car elle a violemment porté atteinte à une expression esthétique d'essence profondément humaine.
Il est clair que le plasticien qui l'a réalisée soit profondément blessé, on comprend par son expression d'ordre urbain public que nous ne sommes mêmes pas dans le cadre esthétique, mais plutôt dans le quotidien, sachant que l'émotionnel prend souvent le pas sur le réflexif, on peut comprendre qu'un individu "dérangé" ait pu prendre cette fresque comme un élément perturbateur et provoquant car la couleur apportée à son quotidien (le message) délivre un message visuel différent de sa grisaille confortable quotidienne qui lui interdit la réflexion. Donc, il a réagi par un message de violence.
Une pétition a dernièrement été lancée afin de défendre la liberté de création, protégée par la Constitution, pour dire stop à ces comportements qui nuisent à une culture déjà en très mauvaise santé. Qu'en pensez-vous '
Toute réaction citoyenne émise par la Cité est louable, elle est l'émanation d'un esprit citoyen éclairé qui traduit de l'engagement de personnes sensées, intéressées (le terme évoque ici l'engagement et l'intérêt pour une action commune au service du plus grand nombre). Par la communauté, je reste très optimiste sur les mouvements sociaux, artistiques, qui caractérisent notre jeunesse. Elle est très consciente, très résiliente et consciente que la citoyenneté se construit dans un élan commun avec les acteurs sociaux, les artistes et l'élite, et mon espoir reste vif. Il suffit de regarder en moment de crise, qui réagit le plus souvent.
Propos recueillis par : Yasmine Azzouz
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Posté Le : 01/06/2020
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Yasmine AZZOUZ
Source : www.liberte-algerie.com