Algérie

«La crainte de mourir idiot»



«La crainte de mourir idiot»
- A propos de votre dictionnaire*, vous dites que les mots ont une mémoire. Quel sens donner à cette expression 'J'ai parlé de la mémoire des mots, comme d'autres parlent de la «mémoire de l'eau». Pour le poète, les mots ont une âme. Comme disait Lamartine : «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer '». Pour l'étymologiste, les mots ont une mémoire. C'est pour cela que je parle dans l'introduction à mon dictionnaire de «mémoire de l'emprunt». Soit dit en passant, la notion d'emprunt est une notion impropre, étant donné qu'il n'y a jamais ou presque jamais de «rendu», si j'ose dire. On imagine mal la langue française restituant à la langue arabe les mots «jupe», «douane», «arobase» ou «raquette» ! Et l'Académie française n'a jamais dit à chacun de ces mots : «La langue française, tu l'aimes ou tu la quittes !»?- Certains mots français ont-ils oublié leurs origines arabes 'Oublié, non. Mais occulté, oui. Disons que certains dictionnaires français, y compris Le Petit Robert, se sont souvent contentés de s'arrêter aux intermédiaires, latin ou italien, notamment. Comme s'ils avaient appliqué scrupuleusement la règle de Champollion (pas l'égyptologue mais son frère), qui affirmait : «l'étymologiste n'est pas tenu de poursuivre une racine jusqu'à son origine primitive : il doit seulement la rapporter à la langue influente la plus proche et, dans le cas présent, c'est le latin?». Cela dit, même la langue arabe a oublié que certains mots français ou anglais ou allemands viennent d'elle !- Dans Aujourd'hui, Meursault est mort, vous rafraîchissez la mémoire à Camus. Avait-il une mémoire sélective, lui aussi 'Non, ce n'est pas Camus qui avait la mémoire sélective, mais ce sont, aujourd'hui, ses laudateurs ! Ma thèse est que la décennie noire a eu une conséquence inattendue : celle qui a fait conclure à certains intellectuels français que «Camus a eu raison avant tout le monde» ! Sous-entendu : «l'Algérie ne méritait pas son indépendance» ! Plus qu'un raccourci, c'est une exploitation idéologique lamentable faite au mépris de la pensée même d'Albert Camus ! Pourquoi ' Eh bien, parce que l'auteur de L'Etranger reconnaissait lui-même que, s'agissant de l'Algérie, il ne pouvait être lucide, je le cite, textuellement : «J'ai avec l'Algérie une longue liaison qui m'empêche d'être tout à fait clairvoyant à son égard».- Dans Feuilles de Ruth vous vous attaquez à un autre sujet qui suscite la polémique. Pouvez-vous nous en parler 'Là, c'est encore plus brûlant !... Il s'agit d'un essai dans lequel j'étudie le rapport du Juif à l'autre, d'après la Bible : l'autre, le «prochain», pouvant être un étranger, un allié, un parent, un voisin ou un ennemi. A l'origine, le titre était : Israël et son prochain (ce qui est devenu le sous-titre). Un travail de trois années qui m'a amené à «fréquenter» assidument l'Ancien Testament, de la première à la dernière ligne, et de nombreux ouvrages d'auteurs juifs anciens et contemporains avec, inévitablement, un rapport à la question palestinienne...Ce livre a-t-il trouvé un éditeur 'J'ai eu au moins deux retours de lecture positifs, voire dithyrambiques, par des éditeurs «historiques», mais sans concrétisation. L'un d'eux, François Gèze (La Découverte), pour le nommer, a fini par m'écrire qu'il ne peut pas me publier, vu que, je cite, «le sujet est inaudible en France» ! Pire : cet essai devait paraître à l'automne 2012, à Genève, selon un mail envoyé et confirmé par le directeur des éditions Labor et Fides. L'éditeur suisse me proposait de le rencontrer à Paris, mais avant que le rendez-vous ne fût fixé, l'homme s'était rétracté sans me donner de raisons sérieuses. Mystère !... J'avais pourtant pris la précaution de faire lire mon texte par un ami juif (d'Algérie), fin connaisseur de la Torah et du Talmud (base de mon travail) et grand hébraïsant. Sans cautionner mon analyse, il m'a fait maintes observations et critiques dont j'avais tenu compte et c'est cette version qui fut, par la suite, proposée à trois éditeurs parisiens, à savoir : Desclée de Brower, La Différence et Don Quichotte (éditeur qui, finalement, porte mal son nom). Pour être plus précis, le directeur de DDB m'invita à Paris, pour me dire qu'il était intéressé par mon manuscrit mais que certains chapitres étaient trop pointus pour son lectorat. Et là, j'avoue que j'ai essayé de simplifier lesdits chapitres sans y réussir : étant donné le caractère «délicat», voire explosif (semble-t-il) du sujet, je ne pouvais pas faire l'économie d'une approche rigoureuse? Résultat ' Eh bien, il ne me reste plus, me dis-je, qu'à le faire traduire en anglais pour le proposer à des éditeurs anglo-saxons ou? israéliens ! Et je dis cela le plus sérieusement du monde : en Israël même, le sujet a toutes les chances d'être plus «audible» qu'en France !...- Y a-t-il des sujets tabous pour les éditeurs français 'Vous savez, les éditeurs de France ont une conception du travail d'écrivain assez particulière, dès lors qu'il s'agit d'un sujet touchant à l'Algérie ou au monde dit «arabe». Evidemment, quand on dit ça, on est aussitôt suspecté de paranoïa. Sauf que je me fonde sur une expérience de 35 ans, dans la presse et dans l'édition française. Le fait est que si, en tant qu'auteur, vous ne faites pas au mieux dans le consensus (ce que l'on attend de vous), au pire dans la critique systématique de votre société d'origine, ex-colonie qui plus est), vous risquez fort de rester avec votre manuscrit sur les bras. Un seul exemple? Voilà quatre ans, j'avais proposé un sujet à un grand éditeur parisien, parmi les plus puissants, en termes de frappe médiatique. Le contrat signé, je réalise une enquête de longue haleine à travers la France, l'Espagne, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie? Après une première lecture du manuscrit, on me demande de développer tel et tel chapitre. Ce que je fais. Pourtant, la deuxième mouture ne semble toujours pas satisfaire l'éditeur. Pressé par les délais, celui-ci a fini par me dire ce qu'il voulait, et noir sur blanc : «Ajouter des éléments même inexacts» !... Oui, vous avez bien entendu : «même inexacts» ! Pour une enquête !? En fait, j'avais mis du temps à comprendre : l'homme voulait tout bonnement du sang et des larmes !... Critiquer le système, voire ses servants et serviteurs, je l'ai déjà fait dans de nombreuses tribunes, mais critiquer n'est pas dénigrer : entre la critique et le dénigrement, il y a l'épaisseur de l'argumentation. Il s'est trouvé que l'argumentation de l'éditeur n'était pas la mienne : lui, il voulait du sensationnel pour mieux vendre ; moi, j'apportais du réel pour mieux comprendre...- D'un livre à l'autre, vous touchez à des thématiques très diverses. Comment les choisissez-vous 'Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ce sont eux, les sujets, qui me choisissent, mais une chose est sûre : à l'origine de la plupart de mes ouvrages, il y a eu un déclic, une volonté de comprendre. J'ai toujours eu la crainte de mourir idiot, pour ainsi dire. C'est vrai de mon travail sur la bataille de Poitiers, à laquelle j'ai consacré deux ouvrages : un roman historique, Un amour de djihad (Balland 1995, Prix Mouloud Mammeri, Prix de l'Association des écrivains de langue française/Adelf) et un essai : Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2012). Mais c'est encore plus vrai de mes Feuilles de Ruth. Avec, ici, vous l'aurez compris, un clin d'?il à la fameuse «Feuille de route»?- Quels sont vos projets 'Mes projets ' Trouver du travail? rémunérateur ! Si, si !... Ou monter moi-même un one man show. A partir d'un texte que j'avais écrit en pensant à Fellag mais dont notre humoriste national n'a pas voulu. Le titre : I love youyous !? Mais c'est un lointain projet? Pour l'heure, j'attends le retour de lecture de mon dernier manuscrit, un roman. Car je retourne à la fiction. Fini, les essais ! Besoin de liberté, et de «respiration» aussi. Même si le roman exige une autre forme de rigueur qu'un essai? Ce sera une fiction singulière, sur la base d'une énigme, dont je ne peux parler, vous le comprendrez, mais je peux toujours vous en donner le titre : Les Accords déviants. Tout un programme, oui, mais pas celui que vous croyez !




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