Algérie

"La crainte aujourd'hui c'est le vide sécuritaire"



Djallil Lounnas est professeur associé de relations internationales. Spécialiste de l'extrémisme violent en Afrique du Nord et au Sahel, il est l'auteur de nombreux articles scientifiques sur le sujet et notamment d'un livre : "Le Djihad en Afrique du Nord-Sahel : d'Aqmi à Daech," publié par la Fondation pour la recherche stratégique/L'Harmattan. Il évoque, dans cette interview, les dangers qui peuvent guetter l'Algérie après le retrait des forces françaises du Mali.Liberté : Le président Macron a annoncé, jeudi 17 février, le retrait des forces militaires françaises du Mali ainsi que celui des troupes européennes et canadiennes, signifiant la fin de mission de l'opération Barkhane. Pourtant, la France et ses alliés ne quitteront pas pour autant le Sahel. Comment analysez-vous cette situation ' Est-ce une victoire pour l'Afrique ou une défaite pour la France '
Djallil Lounnas : C'est un échec clair de la stratégie française au Mali. Ce retrait intervient après neuf ans d'opérations militaires qui ont certes infligé aux différents groupes armés de lourdes pertes en hommes et en chefs, notamment Droukdal en juin 2020. Au final, cependant, cela a échoué car les raisons mêmes qui ont provoqué le conflit ne sont toujours pas réglées : la question targuie, la pauvreté, la faiblesse de l'Etat qui va sans doute s'accentuer dans le futur suite à ce départ.
En effet, pour ce qui est du Centre et du Nord-Mali, hormis les grandes agglomérations urbaines, l'Etat ne contrôle pas les zones rurales, soit l'essentiel du territoire malien. C'est bien un constat d'échec. Cet échec est dangereux car il ne concerne pas seulement le Mali, il va affecter l'ensemble des pays de la région et je pense notamment au Burkina Faso et au Niger qui sont les plus exposés dans l'immédiat.
Notons également que les groupes terroristes ont étendu leurs zones d'action à la Côte d'Ivoire et, plus récemment, au Bénin. Pis encore, le JNIM (Jamaât nusrat al-islam wal-muslimin), affilié à Al-Qaîda, a désormais ses relais également au Nigeria avec l'allégeance récente d'un groupe dénommé Al-Ansarou à Lyadh Ghali. La situation est grave. Dans ce contexte, en fait de retrait, l'armée française quitte le Mali pour se redéployer dans les pays voisins. Il semblerait que nous sommes dans une stratégie de "containment" qui ne dit pas son nom, à savoir tenter de circonscrire les groupes terroristes au centre et au nord du Mali. Il s'agit également, pour Paris, de renforcer les capacités des états du G5 Sahel en matériel et formation afin qu'ils soient plus forts et efficaces. La force Takuba, dont l'avenir semble incertain, vise à impliquer plus les partenaires européens de la France dans la sécurité au Mali.
Voilà donc la stratégie française de ce redéploiement, tout en regardant la mise en place de la stratégie algérienne au Mali, puisque c'est désormais l'option choisie par Bamako. La question se pose sur l'efficacité de cette stratégie française. Tout dépend de la capacité des armées locales à monter en puissance ? ce qu'elles n'ont pas pu faire en 10 ans ?, de la capacité de l'état malien et autres groupes non terroristes à garder le contrôle du centre et du nord du Mali, de la stratégie du JNIM lui-même (trêve ou continuer les attaques) et de la mise en place/fonctionnement de l'Accord d'Alger. La situation est très incertaine et dangereuse pour tous les pays.
Ce retrait est-il une bonne nouvelle pour l'Algérie, dont la feuille de route de sortie de crise au Mali est liée à l'application des Accords d'Alger de 2015, alors que le retrait français et de ses alliés n'est, en réalité, qu'un transfert des forces militaires en présence du Mali au Niger '
Je ne crois pas que ce retrait soit une bonne nouvelle pour notre pays ni qu'il soit vu comme tel par les autorités, et ce, pour une bonne raison : le Mali est exsangue, les groupes terroristes n'ont jamais été aussi forts, notamment dans le Centre et le Nord-Mali, donc littéralement à nos frontières. Ce départ ne se fait donc pas dans de bonnes conditions.
En fait, la crainte pour tous les pays de la région ? et l'Algérie en premier lieu ? c'est le vide sécuritaire. En même temps, diplomatiquement, il offre une opportunité à l'Algérie de mettre désormais en place de manière plus sereine sa stratégie de solution politique. Rappelons que celle-ci est basée sur un dialogue inclusif entre toutes les factions maliennes, une sorte de régionalisation pour le Nord-Mali, des projets de développement économique. Cette stratégie vise à couper les groupes terroristes des populations locales par la satisfaction de demandes acceptables et légitimes. C'est l'idée de cette stratégie. Il implique également un dialogue avec les groupes armés qui seraient potentiellement ouverts à un accord, en s'inspirant de la réconciliation nationale mise en place dans les années 90-2000. Pour l'instant et depuis quelques semaines, c'est ce qui est fait.
On l'a vu par l'accord de Rome, il y a quelques jours, où les factions maliennes se placent clairement et désormais dans l'Accord d'Alger, suivi également de la déclaration des autorités maliennes signant l'accord de Rome et annonçant également leur disponibilité et leur volonté de résoudre la crise par la mise en application de l'Accord d'Alger. Donc, il semblerait que désormais, les factions maliennes s'alignent sur cette stratégie. Ensuite, l'imam Dicko a appelé à une trêve de six mois, voire d'un an, avec le JNIM depuis Nouakchott, lors d'un sommet sur la paix. Notons que l'imam Dicko est très influent au Mali, soutenant ouvertement et clairement la stratégie algérienne au Mali. Des rumeurs non vérifiées évoquent également une rencontre entre des représentants du JNIM et des autorités maliennes à Nouakchott. Cela indique donc que les partis convergent vers la mise en place de cet accord.
Mais plusieurs inconnues demeurent. Quelles sont les demandes du JNIM ' Sont-elles acceptables ' Quelles sont les demandes du gouvernement malien ' Dans quelle mesure celui-ci, très affaibli militairement, peut-il s'imposer ' Quelles sont les demandes des factions maliennes vis-à-vis du JNIM ' Ce sont des équations complexes et multiples et, étant donné les rapports de force, le résultat est incertain.
Dernier élément dont personne ne parle : quelle est la stratégie russe au Mali avec l'arrivée de Wagner ' Est-elle convergente ou divergente avec l'Accord d'Alger '
De l'avis des spécialistes, la présence française au Mali, sous le couvert officiel de la lutte contre le terrorisme, n'a pas été un franc succès. Pensez-vous que ce retrait encouragera les groupes armés activant au Mali à représenter une réelle menace sur les frontières algériennes '
Le JNIM, l'état islamique au Grand-Sahara (EIGS) et d'autres groupes terroristes sont clairement en position de force. Ils ont suivi une stratégie d'attrition et d'épuisement des pays de la région, de harcèlement des troupes internationales, tout en profitant de la déliquescence de l'état malien pour renforcer leur ancrage dans le Sahel où ils sont désormais solidement installés. Ce sont des groupes à vocation transnationale, à la différence des talibans. Pis, le JNIM est issu d'Aqmi, rappelons-le. En décembre 2020, une partie de la rançon donnée au JNIM pour la libération d'otages au Mali (Sophie Petronin) a été retrouvée à Jijel, lors d'une opération de l'ANP. La nomination d'Al-Annabi comme chef d'Aqmi en Algérie a été annoncée par le JNIM. L'EIGS a attaqué directement l'Algérie plusieurs fois, comme l'attentat-suicide de février 2020, sans parler des liens avec les trafiquants dont les réseaux sont régulièrement démantelés par les services de sécurité.
Les autorités libyennes ont annoncé, il y a quelques mois, l'arrestation d'un membre logistique de l'EIGS tentant de faire une jonction avec les résidus de membres de Daech en Tunisie et en Algérie, si tant est qu'il en reste. C'est dire la gravité de la situation pour l'Algérie. Je dirais que c'est une menace directe pour la sécurité nationale et non une menace extérieure.
Dans l'immédiat, la destruction des groupes terroristes en Algérie, limite, sinon interdit une jonction. Mais un déploiement du JNIM pourrait avoir des conséquences graves. Le président Tebboune avait très clairement annoncé, en juillet 2021, que l'Algérie n'acceptera jamais que le Mali se transforme en sanctuaire terroriste.
Pourrait-on assister à une intervention militaire algérienne au Mali si le gouvernement de ce pays le demandait '
C'est toute la quadrature du cercle. En théorie, après la révision constitutionnelle de décembre 2020, l'ANP peut intervenir à l'étranger. J'imagine que les responsables militaires ont également prévu ce scenario. L'ANP a les capacités d'intervenir.
La question qui se pose serait dans quelles conditions et avec quels objectifs intervenir ' Les interventions à l'étranger sont dangereuses, comme le montrent justement Barkhane, l'intervention US en Afghanistan... Il faut être très prudent, ne rien exclure, mais manier cette possibilité avec la plus grande précaution.

Interview réalisée par : SAID OUSSAD


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