Algérie

La course et le corso en Méditerranée du XVIe au XIXe siècle



La course et le corso en Méditerranée du XVIe au XIXe siècle
Pirates et corsaires, s'ils ont quelques similitudes, sont deux types de prédateurs des mers en réalité bien distincts : le pirate est un acteur individuel « sans foi ni loi », motivé par le seul appât du gain et dont les agissements sont unanimement condamnés, tandis que le corsaire est un acteur légal, reconnu et commissionné par les États, dont l'activité se nomme tantôt course, tantôt corso. C'est à Xavier Labat Saint-Vincent que nous avons demandé de préciser quels furent les enjeux de ces entreprises qui, au-delà de l'aventure maritime, mêlaient prétextes religieux, police des mers, guerre économique et brigandages de toutes sortes…


Un brigandage maritime réciproque sous couvert de religion

En Méditerranée, entre les XVIe et XIXe siècles, cette activité légale des corsaires se distingue selon leur proie. D'un côté, l'on parle de « course » lorsque le corsaire tente de s'emparer des bâtiments de commerce d'une puissance en guerre contre son souverain : il s'agit donc d'une activité ponctuelle liée aux périodes de conflits, et le corsaire est considéré comme un auxiliaire de la marine de guerre de son pays. De l'autre, l'on appelle « corso » l'activité visant les bâtiments de commerce de l'Infidèle. Ainsi, le corso, s'il s'apparente à la course en ce qu'il vise également les bâtiments de commerce, s'en différencie quant au fond : il s'agit d'une lutte permanente à connotation religieuse, entre chrétiens et musulmans, ou plus exactement entre chrétiens et barbaresques.

La course et le corso, en tant qu'activités légales, étaient reconnus et encouragés par les États dont les souverains délivraient à leurs corsaires des autorisations – appelées lettres de marque – de courir sus les navires de commerce ennemis. À l'origine, la course représentait une réaction à l'injustice subie par les victimes de la piraterie. Afin de limiter la violence sur mer, les souverains ont souhaité contrôler cette activité prédatrice : la première lettre de marque fut délivrée par Philippe Auguste en mai 1206, pour courir dans la Manche. La course remonte donc au XIIIe siècle, mais c'est surtout entre le XVIe et le début du XIXe siècle qu'elle fut, en Méditerranée, la plus intense. La lutte entre la Croix et le Croissant, c'est-à-dire entre chrétiens et musulmans, apparue dès le VIIIe siècle en Méditerranée, lui fournit sa plus efficace couverture idéologique : sous le prétexte d'une lutte perpétuelle pour la « vraie foi », le corso permit aux marins des deux rives de cette mer de se livrer à des rapines continuelles sur les marines de commerce ennemies.

Dans l'Occident chrétien, le corsaire barbaresque représenta longtemps l'archétype même du « pirate » méditerranéen ; cependant, sur l'autre rive de la Méditerranée, le « pirate » chrétien était également redouté et chargé d'une légende analogue tout aussi noire dans l'imaginaire musulman. La lutte fut donc équitable et équilibrée entre les divers protagonistes, et non, comme le véhicule trop souvent une historiographie européo-centriste orientée, noble et chevaleresque chez les chrétiens en lutte contre les affreux pirates barbaresques. Si ces derniers et particulièrement ceux d'Alger, se montrèrent souvent indisciplinés vis-à-vis de leurs autorités tutélaires, il n'en étaient pas moins des corsaires combattant au nom d'une foi, leur course s'apparentant à une forme militaire de la guerre sacrée et intégrant de ce fait une dimension légitime et religieuse. Les marines des Régences, créées à l'origine pour lutter contre la Reconquista chrétienne, continuèrent la lutte sous cette forme aux siècles suivants. C'est de cette longue période de trois siècles de luttes maritimes que s'est forgée, dans l'Occident chrétien, la vision encore trop souvent perpétuée aujourd'hui, d'une noble lutte chrétienne vouée à l'endiguement du fléau de la piraterie barbaresque. En réalité, le corso méditerranéen ne fut rien d'autre qu'un brigandage maritime réciproque et perpétuel entre chrétiens et musulmans, une quasi piraterie permanente à prétexte religieux qui fut, durant cette période, une activité largement institutionnalisée.


Régences barbaresques, ordres chevaleresques


Les trois siècles du corso méditerranéen correspondent aux siècles de la conquête et de la présence turque en Afrique du Nord. Avec la chute de Grenade en 1492 et la volonté de l'Espagne de poursuivre la Reconquista sur les côtes de l'Afrique du Nord afin d'en chasser les « Infidèles », la menace était réelle pour les musulmans : aussi, les potentats locaux firent-ils appel au sultan de Constantinople pour qu'il les protégeât. Au début du XVIe siècle, les frères Barberousse créèrent des royaumes, soumis à l'autorité de Constantinople et appelés par les chrétiens « Régences barbaresques ». Les Régences d'Alger, Tunis et Tripoli devinrent dès lors les foyers d'une intense activité corsaire, à laquelle l'Occident chrétien fit face en confiant la police de la mer à deux ordres militaires et religieux : l'ordre de Saint-Étienne, créé par le Grand Duc de Toscane en 1561 spécialement dans ce but, et surtout l'ordre de Malte.

Créé à l'époque de la première croisade, cet ordre religieux, appelé à l'origine ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, avait été chassé de Rhodes par les Turcs, en 1522, et avait trouvé refuge sur une petite île située au centre des deux bassins de la Méditerranée, que Charles Quint lui céda en 1530 : Malte. Cette installation marque la naissance de ce qui semble être une anachronique perpétuation de la croisade entre un ordre religieux et ces nouveaux micro-États, dépendants de la Porte ottomane, qu'étaient les Régences barbaresques.


L'ordre de Malte, de la contre-course défensive aux opérations prédatrices


Ainsi, le corso chrétien fut-il tout aussi actif que le corso barbaresque et à partir du XVIIe siècle, tout aussi institutionnalisé. En effet, la course représenta pour les Régences barbaresques une ressource d'appoint, voire l'unique façon de subsister économiquement et fut, à ce titre, soit tolérée soit encouragée et soutenue par leurs souverains successifs, en dépit des divers traités de paix et d'amitié régulièrement renouvelés. Il en alla de même pour l'ordre de Malte, puissant propriétaire foncier des puissances chrétiennes de l'Europe qui, s'il voulait survivre politiquement, devait prouver à la chrétienté qu'il pouvait lui être encore utile, alors même que l'époque des croisades était depuis longtemps révolue. C'est ce qu'il fit en remplissant la mission de police des mers et de lutte permanente contre le fléau que représentaient, pour les marines de commerce chrétiennes, ces corsaires barbaresques.

Mais, s'il fut à l'origine une contre-course défensive qui répondait à la formidable explosion de l'activité corsaire des ports barbaresques, le corso maltais acquit, à partir de la défaite navale turque à Lépante (1571), sa véritable dimension prédatrice. Son activité glissa vers le bassin oriental de la Méditerranée et visa de plus en plus souvent des cibles civiles : il ne s'agissait plus dès lors d'une contre-course défensive, mais ni plus ni moins d'un pillage organisé et systématique destiné à ruiner les marines de commerce musulmanes, pour le plus grand profit des marines chrétiennes et surtout française. Au cours des années 1670, la France de Louis XIV renouvela les Capitulations – accords de paix et de commerce – avec l'Empire ottoman, afin de pacifier la mer et d'améliorer la sécurité des échanges commerciaux. L'intense activité corsaire menée depuis Malte et dans laquelle de nombreux chevaliers français étaient impliqués, allait a contrario de cette politique. Pour y obvier, le roi de France intima au Grand Maître l'ordre de rappeler ses corsaires, si bien que le corso chrétien s'effondra.

Il renaquit au début du XVIIIe siècle sous un autre vocable : l'idée même de croisade contre l'ennemi du nom chrétien étant devenue par trop anachronique en ce début du siècle des Lumières, l'Ordre se devait de considérer un autre ennemi : ce n'était plus l'Islam qui était visé, mais le mauvais musulman, le pirate barbaresque. Cependant, ce renouveau du corso chrétien n'atteignit jamais plus son niveau du siècle précédent et perdura à un niveau médiocre jusqu'à l'éviction de l'ordre de Malte par Bonaparte en 1798.


La guerre de course


À l'inverse du corso chrétien, quasi moribond au XVIIIe siècle, la guerre de course représenta pour les souverains une arme de plus en plus appréciée au cours de ce siècle où la maîtrise des mers devint un enjeu vital pour les économies. Les États ne pouvaient seuls se charger, par l'intermédiaire de leurs flottes militaires, de cette activité : ils associèrent donc, aux coûts et profits de cette guerre maritime, des armateurs privés à qui était délégué le pouvoir régalien de faire la guerre. Mais, pour ces derniers, elle ne remplaçait que médiocrement leur activité traditionnelle de négoce, étant une reconversion forcée, faute de ne pouvoir exercer librement leur vrai métier. Cette activité était donc exceptionnelle, puisqu'elle n'existait qu'en période de guerre. L'île de Malte continua de jouer un rôle essentiel au cours de ce siècle. De par ses statuts, il était interdit à l'ordre de Malte de se battre aux côtés d'une puissance chrétienne en guerre contre une autre. Il ne pouvait donc armer en course contre des bâtiments chrétiens. Cependant, sa communauté d'intérêts avec le royaume de France l'obligea à mener une politique bienveillante à l'égard de ce pays, si bien que les bateaux corsaires et de commerce français, plus que tous les autres, y trouvèrent, au cours des conflits qui ponctuèrent le siècle, les infrastructures nécessaires à leurs activités.


Des traités de paix fragiles mais coûteux avec les Régences barbaresques


Parallèlement au corso chrétien, le corso barbaresque connut également une évolution sensible. Plus proche de la piraterie que de la course au XVIe siècle, à l'époque où les jeunes Régences barbaresques n'avaient pas encore réellement assis leurs positions internes et internationales, il devint une activité plus policée aux siècles suivants, grâce à la signature de multiples traités de paix avec les puissances chrétiennes, traités qui mettaient les divers protagonistes sur un même pied d'égalité : ils étaient avantageux pour les Européens qui évitaient ainsi les frais d'une guerre massive contre ces nids de corsaires, tout comme ils l'étaient pour les Régences qui, en passant d'une alliance à l'autre, c'est-à-dire en n'étant jamais en paix avec tous les pays d'Europe à la fois, conservaient perpétuellement un cheptel de proies quasi inépuisable. En outre, pour ces pays, les traités étaient toujours assortis de conditions financières compensatoires et de présents tels qu'il leur était intéressant de les renouveler régulièrement. Mais pour qu'il y eût renouvellement, il fallait au préalable rompre la paix en relançant le corso, ce que les Régences firent à maintes reprises, sous divers prétextes. Les multiples bombardements qu'Alger, Tunis et Tripoli eurent à subir ne freinèrent que momentanément les ardeurs des barbaresques, si bien que malgré une nette supériorité maritime des chrétiens, avérée dès le XVIe siècle, ces derniers se résolurent, jusqu'au début du XIXe siècle, à payer pour maintenir un semblant de paix avec ces vassales peu disciplinées de l'Empire ottoman.


Libéralisme et humanisme, nouvelle donne ou nouveaux prétextes ?


Cependant, les Européens supportèrent de plus en plus mal cette activité : avec la Révolution française et son idéal de libéralisme économique, la guerre de course apparaissait désormais comme un anachronisme économique cruel eu égard à la notion nouvelle de droits de l'homme, qui faisait ressortir l'aspect monstrueux de l'esclavage. En 1818, au congrès d'Aix-la-Chapelle, la résolution fut prise de persuader les Régences barbaresques de mettre un terme à l'activité de leurs corsaires, en les menaçant d'une action concertée des puissances européennes. Il fallut encore attendre douze années et l'expédition française sur Alger de juillet 1830 pour mettre un terme à ce fléau. Sous couvert de croisades de la foi, le corso chrétien et le corso musulman ne furent en réalité rien d'autre qu'un brigandage maritime continu des années 1570 à 1830. Le libéralisme économique du XIXe siècle mettait ainsi un terme, cette fois sous couvert d'humanisme, à une activité pluriséculaire qui entravait sa progression.


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