Algérie

LA COULEUR DU TEMPS



LA COULEUR DU TEMPS
Janvier blanc et immaculé. Février beige pâle hésitant entre deux averses et quelques avares éclaircies. Mars bleu-de-gris se contorsionnant désespérément entre une ondée et un soleil coquin. Avril verdoyant assis entre deux saisons, un pied dans la froidure et une branche tendue vers la déjà canicule traîtresse, celle-là qui vous découvre pour mieux vous ensevelir sous un ciel de plomb. Mai rieur, assis sur le redoux et la nappe aux petits carreaux rouges et blancs où piaillent les enfants. Juin rouge baillant derrière les persiennes closes et les pupitres fermés. Juillet blond lézardant sur le roc entre deux vagues à l'âme et mille ressacs. Août jaunâtre écrasé, errant dans la fournaise, suant sous les mouches, planqué dans un abribus au toit de zinc plus brûlant que la brûlure. Septembre pastel qui ronronne et s'ébroue ahanant sous le poids des cartables. Octobre ocre traînant l'araire et la nostalgie, tramant jacqueries et révolutions. Novembre, couleur de braise que le soufflet ranime dans l'âtre. Décembre gris sombre dans les crépuscules précoces, malmené par le vent qui hurle au loup et le crachin glacial des aubes blafardes. Même les hommes ont appris à égrener les mois comme on nomme les couleurs et tous les écrits commencent par donner une couleur en guise de date. Décembre, le mois des v?ux, on écrit volontiers « Alger le 31 gris sombre 2006 » ou « Constantine le 2 blanc immaculé 2007 ». L'administration elle aussi s'est mise aux couleurs et tous les documents portent des intitulés surréalistes en guise de date : « Votre lettre du 15 verdoyant... » ou encore « Suite à votre correspondance du 22 pastel... », « Le Ramadan débutera le 13 ocre et les journées du 11 et 12 braise seront chômées et payées... ». Nous entrerons de plain-pied dans une nouvelle ère, où les rond-de-cuir et les huissiers deviendront des poètes. Même les juges, peu enclins au côté jardin des choses, seront obligés d'adhérer malgré eux à la grande tribu des artistes : ils condamneront les malfrats à six couleurs avec sursis ou à dix-huit couleurs fermes libérant les graciés le premier braise ou le 5 blond, à l'occasion des fêtes nationales. Ensuite quand les hommes se seront tous habitués à transcrire les couleurs au lieu des mois, il faudra passer aux jours et à leur tour leur imprimer les couleurs qui leur vont le mieux. Samedi bleu, dimanche mauve, lundi rouge, mardi marron, mercredi orange, jeudi blanc, vendredi vert... très vite, on remplacera les jours par leurs couleurs et les écoliers pourront à loisir remplacer la monotonie des jours par la force des couleurs et les semaines revêtiront les tons de l'arc-en-ciel. Les leçons seront sûrement moins pénibles et les devoirs plus irisés. Peut-être les enseignants changeront-ils leurs austères cache-poussière contre des atours plus rieurs et ceux-là qui se vêtent de noir et blanc comme la barbe et le kamis troqueront-ils leurs apparats contre un jeans bleu-gaieté et un blouson clair de jour. Et les cours de récréation ressembleront à tous les printemps. Enfin, il faudra colorier les heures et permettre aux gens de vivre des moments hauts en couleur. On donnera l'heure en disant il est rose moins deux, fuchsia moins quart, pourpre et demi...Fabulations ' Nos jours, nos heures, nos années sont devenues tellement mornes qu'il devient urgent de les agrémenter de couleurs juste pour sauver les apparences. Le temps sera alors beaucoup moins dur à vivre et ce sera toujours ça de pris sur cette grisaille qui sert de lieu dit à notre quotidienneté où le plus éclatant des soleils prend l'allure d'une longue nuit hivernale. Nos jours se succèdent comme les pensums d'un collégien indocile et nous attendons les fins de mois comme la délivrance éphémère de nos angoisses. Nos incertitudes sont rythmées à la cadence des fermetures d'usines que d'impitoyables préposés à la politique présentent comme salutaires. Alors en attendant de grossir les rangs des hères, nous emmenons nos journées chez le teinturier pour mieux reporter leur délavage définitif. Nos nuits sont fraîches et nos aurores défraîchies par les maîtres du nouveau monde. Ils connaissent par c?ur la couleur de l'argent et ignorent superbement celle de la pomme de terre qu'ils ne découvrent qu'une fois dénudée, blanche comme leurs assiettes où trônent les quartiers de viandes grands comme un détournement. Ils portent tous des costumes gris-souris ou bleu pétrole de peur que les couleurs ne les éclaboussent. Que savent-ils de la fange et sa couleur cendrée quand elle macule les bottes en caoutchouc des écoliers ' Que savent-ils des braseros qui enfument les masures quand le froid devient bleu-gerçure et que la marmite boude les bouches affamées ' Seule la faim n'a pas de couleur et il faudra lui en inventer une comme la peur devenue bleue, le rire jaune, la colère noire... Pourtant les affamés ont le teint terreux sans doute pour mieux narguer la terre qui leur refuse la pitance. Du haut de leur cupidité, les gérants du monde ont même donné des couleurs à l'or : noir pour le pétrole, gris pour l'intelligence et bleu pour l'eau. Ces gens ne découvrent la clarté des jours que lorsqu'ils en tirent de substantiels profits. Ils ne savent de rougeur que celle qui teinte les élixirs de leur ivresse et de verdeur que celle des billets de banque qui débordent leurs comptes numérotés. « Les aubes sont navrantes », chantait Rimbaud, ce poète maudit qui coloria les voyelles. Il y a eu aussi cet autre artiste qui irisa la nature, donna grâce aux corbeaux et réinventa la couleur des Iris : Van Gogh mourut dans une effroyable misère en échangeant parfois une de ses ?uvres haute en couleur contre un repas chaud. Les poètes sont pâles sûrement parce qu'ils se sont évertués à vouloir à tout prix colorer un monde trop gris. Il y en a même un qui a totalement perdu son discernement en déclarant que « la terre était bleue comme une orange ». Si les oranges deviennent bleues, les roses vont finir par noircir et les poètes seront définitivement navrés parce que les constructeurs d'automobiles se sont mis à métalliser les couleurs pour leur donner plus de rutilance : tout ce qui brille est or aux yeux des parvenus qui roulent des mécaniques valant des milliards. Les milliards d'étoiles finiront une nuit par rougir et toute la terre se réveillera sur un ton écarlate, éclatée par la folie des cartels : il coule presque autant de sang que d'or noir et le pétrole est devenu rouge. Après les périls jaune, rouge et vert, voici donc venir le péril noir parce que cette ressource est mortelle. Il faudra bien un jour colorier le monde comme un cahier d'écolier et, aux fusils-mitrailleurs, substituer les palettes des artistes qui flingueront de leurs pinceaux tous les périls. Janvier se morfond dans sa blancheur et ce vendredi vert à fuchsia moins quart quand le muezzin appelle à la prière, les hommes se déguisent en blanches ouailles, convaincus d'être lavés de leurs péchés le temps d'une invocation avant de reprendre leurs petites affaires dès potron-minet le samedi bleu. D'ailleurs les jours qui suivent, certains Tartufes impénitents ne distinguent d'autre couleur que celle de l'argent qu'ils vénèrent avec le même rituel que la religion et bientôt ils se déchausseront pour entrer dans les banques. Ils en ont assez pour se mettre à l'abri de toutes les catastrophes et quand la terre sera un immense désert comme le prévoient les verts, qu'il n'y aura sur les étals des marchands des quatre saisons que des fruits et des légumes tellement avachis qu'ils en perdront leurs couleurs, que les poivrons deviendront gris, les tomates pâles comme un linceul, les oranges bleues, les bananes noires et la coriandre rouge, alors seulement les hommes se mettront à rêver de couleurs en les imprimant aux heures, aux jours, aux mois et les années seront toutes blanches ajoutées aux décennies rouge et noire, voilà de quoi faire donc une palette de l'horreur. Il devient urgent d'armer les enfants de crayons de couleurs et de les laisser dessiner le monde à leur guise. Les nuages seront bleus, le ciel infiniment blanc, la mer rouge et la terre verte. L'urgence avant que ces rigolos d'écolos ne s'emparent de la planète et ne la livrent pieds et arbres liés au grand capital anthropophage. Regardez donc ces grands garnements qui jouent aux cow-boys et aux Arabes, les Indiens étant exterminés depuis belle lurette : le shérif a le teint violacé de l'ex-alcoolique, son adjoint de la perfide Albion a sous les yeux les poches grises du fêtard et l'autre larron, sioniste de profession, les mains rougies du sang des petits Palestiniens. En face d'eux, des illuminés ont cru trouver la parade et ils portent leurs illusions dans la couleur verte de leurs bandeaux et se suicident en brandissant l'étendard noir. Il faut juste condamner tout ce monde à vingt couleurs forcées...


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