Chaque pays est
façonné par son Histoire, mais il peut aussi en fabriquer et récrire des
épisodes.
L'histoire qui
retrace ce que nous sommes devenus doit englober notre sens de la réussite et
de la solidarité tribale. Nos triomphes et nos vertus sont outrés ; nos
méchants exilés ; nos échecs dissimulés. Tout ceci rend l'étude de l'histoire
séditieuse, mais aussi extrêmement précieuse. Les bons historiens nous
exhortent à rester honnêtes avec nous-mêmes et détruisent nos propres
illusions.
Ceci vaut tout
particulièrement pour nos héros imparfaits, comme le montre la manière dont le
parti communiste chinois traite Mao Zedong. Soixante ans se seront écoulés en
octobre depuis sa déclaration sur les rostres de Tien'Anmen, la Porte de la
Paix céleste à Pékin, portant création de la République populaire de Chine. Cet
événement marquait la fin d'épreuves et d'années de guerre ; la révolution
avait triomphé grâce au sang, aux sacrifices et à l'héroïsme, conjugués aux
erreurs des ennemis et à l'aide manipulatrice de Staline, qui prétendait être
un ami. Finies les décennies d'avides seigneurs de la guerre, d'impérialistes
cupides et d'envahisseurs japonais. La Chine pouvait se relever, même si un
aussi gros lot de misères se profilait tandis que la tyrannie de Mao
s'enracinait.
Les avis sur Mao vont d'un extrême à l'autre.
Pour les communistes purs et durs, il était un triple héro – historique,
patriotique et de premier ordre. Pour le brave et charismatique dissident Wei
Jingsheng, Mao « a pour ainsi dire plongé l'ensemble de la Chine dans un état
de violence, de duplicité et de pauvreté ».
L'avis officiel du parti communiste, sans
aucun doute le fruit de violents différends idéologiques, est que Mao était un
grand Marxiste, doublé d'un révolutionnaire, dont la contribution à la Chine
l'emporte de loin sur les « vulgaires erreurs » commises lors de la Révolution
culturelle. « Ses mérites, d'après le parti, priment sur ses erreurs d'ordre
secondaire. »
Le parti communiste chinois ne tolère aucune
remise en question de ce bilan. Mao a instauré l'autorité en Chine, inspiré un
sentiment de fierté patriotique à une nation terriblement divisée et humiliée
par des puissances externes et internes durant un siècle et demi. Et le mythe
romantique de leader révolutionnaire mondial le suivait.
Tous ces éléments nourrissent la légitimité
politique et morale que les leaders chinois recherchent. Ce qu'ils ne peuvent
obtenir par le biais d'élections démocratiques, ils l'obtiennent par l'histoire
de la révolution et la réussite économique actuelle.
Mais on ne peut totalement expurger Mao de
son côté sombre. La mémoire des événements ne quitte personne. Elle fait partie
intégrante de tout héritage familial.
Il y a eu le Grand Bond en avant, qui a
conduit à une vaste famine meurtrière (causant probablement jusqu'à 38 millions
de morts). Puis, la folie de la Révolution culturelle, pour laquelle des
millions ont terriblement souffert, beaucoup ont perdu la vie, et bien d'autres
se sont comporté honteusement tandis que Mao cherchait à détruire ceux qui
avaient sauvé la Chine de ses précédentes erreurs. Dans sa célèbre biographie
sur Mao publiée en 2005, Jung Chang narre ces atroces événements avec moult
détails sordides, qui agacent les responsables de la propagande communiste et
quelques sinologues universitaires arguant que les prouesses de Mao ne sont pas
assez reconnues. Mao est sans aucun doute un personnage plus intéressant que
nombre de tyrans : tour à tour poète, intellectuel, étudiant en histoire et
homme à femmes, qui, d'après son médecin Li Zhisui, aimait à nager dans l'eau
et pas seulement à s'y baigner. Je ne connais pas de meilleur portrait du
leader politique « défauts y compris » plus fascinant que le livre de Li La Vie
privée de Mao.
Je me souviens d'une anecdote montrant que la
Chine accepte le bilan généreux des responsables communistes sur Mao. La mère
d'un journaliste chinois (vivant désormais à l'étranger) est revenue – comme
tant d'autres – après 1949 au pays avec son mari et sa famille après avoir mené
une vie universitaire confortable aux Etats-Unis. Ils voyaient leur retour
comme un devoir patriotique.
Cette famille a tout sacrifié, terrassée à
chaque round, par les campagnes tyranniques de Mao contre les « droitiers », à
commencer par la réduction au silence des critiques après la campagne des Cent
Fleurs en 1956. Elle vivait dans l'indigence. Le père est décédé suite de
maltraitances lors de la Révolution culturelle.
Mais la mère ne s'est jamais plainte. Elle
pensait que la libération et la montée de la Chine justifiaient les sacrifices
de sa famille. Vers la fin de sa vie, elle a cependant changé d'avis. Au début
des années 1990, elle a vu les débuts de l'ascension économique de la Chine -
les premières années d'une croissance spectaculaire. Elle a constaté le retour
de l'avarice et de la corruption qu'elle croyait détruits par le Kuomintang
dans les années 1930 et 1940. Pourquoi, s'est-elle demandé, ma famille a-t-elle
tant souffert si c'était pour en arriver là ?
Pourtant, la renaissance économique de la
Chine – dont certains des effets ont tant troublé cette patriote âgée – est probablement
l'un des derniers événements les plus remarquables de l'histoire mondiale. Le
changement économique a été amorcé sous Deng Xiaoping, qui avait survécu aux
purges de Mao pour marcher sur ses traces et devenir l'architecte de
l'ascension de la Chine en tant que puissance mondiale. Un jour, les centaines
de millions de Chinois sortis de la misère grâce aux réformes de Deng
considèreront cet homme comme un héros plus important que Mao.
Mais, quels que soient les terribles défauts
de Mao, un sens de la solidarité et de la communauté accompagnait les épreuves
communes subies lors de ses années de pouvoir absolu. Le maoïsme était un
curieux mélange extraordinaire de lutte des classes et de nivellement
socialiste, le tout orchestré par un homme qui croyait que les individus - ou
Mao lui-même tout du moins - pouvaient façonner l'histoire plutôt que de
laisser agir courants et marées.
Il est évident que ce credo n'a pas survécu à
son créateur. Un pragmatisme teinté de léninisme est à l'ordre du jour. La gloire
que l'enrichissement apporte a supplanté les privations et les sacrifices
patriotiques. Avec Mao, la Chine s'est enorgueillie ; avec Deng, elle est
devenue prospère.
Et après ? J'espère sincèrement pour nous que
l'avenir ne fera pas dérailler la Chine de ses progrès économiques, même s'il
serait surprenant qu'il ne mette pas au défi son système politique arthritique
et adamantin.
Traduit de
l'anglais par Aude Fondard
* Dernier
gouverneur britannique de Hong Kong et ancien commissaire européen chargé des
relations extérieures, il est aujourd'hui chancelier de l'université d'Oxford.
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Posté Le : 11/02/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Chris Patten *
Source : www.lequotidien-oran.com