C'est l'un des secteurs qui est fortement impacté par la crise sanitaire. Le monde de l'édition est presque à l'arrêt depuis l'apparition de la pandémie. Les librairies fermées, le livre ne circule plus. Déjà qu'avant la crise, le secteur n'était pas dans une position confortable pour diverses raisons. Politique du livre inadaptée et faible soutien de l'Etat entre autres. C'est la croix et la bannière pour les éditeurs et les libraires. Pour savoir comment ils font face à la crise, ces derniers tentent d'innover. Mais surtout re-posent la problématique de la politique du livre.
Arezki Aït Larbi
(Koukou Editions)
"Comme beaucoup d'autres secteurs, la chaîne du livre est sinistrée. Avec notamment la fermeture des librairies et l'arrêt des imprimeries faute de papier. Le Sila, grande messe du livre au cours de laquelle les maisons d'édition font près de la moitié de leur chiffre d'affaires annuel, risque de ne pas se tenir cette année.
Nous avons profité du confinement pour faire le bilan de dix années d'existence de Koukou Editions, corriger les lacunes et améliorer nos publications aussi bien dans la forme graphique que dans le fond éditorial. Nous explorons actuellement d'autres voies pour toucher le lecteur en dehors des circuits traditionnels de distribution qui sont loin d'être performants.
Nous sommes en train de reconstruire le site web pour l'adapter à la vente par correspondance, en espérant que la poste pour les envois et le paiement électronique jouera le jeu. Jusqu'à maintenant, les aides de l'Etat sont allées dans les poches des éditeurs ?amis' dans une démarche clientéliste et clanique. Un audit est nécessaire pour savoir qui a fait quoi et surtout qui a pris quoi, en toute transparence.
Le citoyen-contribuable a le droit de savoir où va son argent. Cela dit, une politique du livre doit être centrée sur le lecteur. Autrement dit, comment mettre un livre de qualité à la disposition du lecteur, là où il se trouve sur le territoire national, et à un prix abordable.
Si l'Etat veut aider l'édition en dehors de toute démarche politicienne, il doit soutenir le prix du papier, de l'encre et de la colle qui coûtent de plus en plus cher. Il faut également améliorer les performances de la poste, pour permettre l'envoi des colis dans des délais raisonnables. Cela nécessite une véritable politique du livre, dans le cadre d'une véritable politique culturelle. Nous en sommes encore loin."
Selma Hellal
(Barzakh Editions)
"Paralysés, imprimeurs, éditeurs, distributeurs sont fermés. Les librairies ont, certes, rouvert il y a quelques jours, mais elles sont quasi désertes, fréquentées, semble-t-il, par les seuls habitués, qui, du reste, sont venus se réapprovisionner beaucoup en une seule fois : l a fréquentation ritualisée d'une librairie suppose une normalité qui, aujourd'hui, n'existe pas ; on s'y rend ? quand on s'y rend ? de manière furtive et exceptionnelle.
Sinon, tout est à l'arrêt. Quand le déconfinement s'amorcera, les choses ne reprendront pas miraculeusement. Les dégâts sur des structures comme les nôtres (petites et indépendantes) sont déjà très graves : nous sommes exsangues ; pour le moyen et le long termes, à supposer que nous survivions, il faudra tout réinventer. Il faut d'abord traverser la période du confinement ! Nous en relèverons-nous ' Rien n'est moins sûr. Nos salariés sont au chômage depuis le 1er mai, sans aucun filet social. Pour les mois de mars et d'avril, nous avons pu, non sans acrobaties, assumer le paiement des salaires.
Au-delà, sans trésorerie, plus rien n'est possible. L'effet domino d'une telle situation est implacable : nos débiteurs (distributeurs/libraires) ne nous payent pas, ce qui nous empêche de payer nos salariés et de régler nous-mêmes nos créanciers, lesquels, du coup, ne peuvent payer leurs salariés et régler leurs dettes, etc. C'est un cercle vicieux : c'est la nécrose assurée. C'est un désastre économique, avec une dimension sociale et humaine tragique. Quant à se projeter dans l'au-delà du confinement, nous en sommes incapables. Nous sommes en mode survie, dans l'ici et le maintenant."
Assia Ali Moussa
(Mim Editions)
"Cette pandémie, aussi subite qu'imprévue, aux caractéristiques douloureuses et contraignantes, a évidemment impacté lourdement toutes les activités de la nation, a fortiori celles relevant du secteur culturel. Et, notamment, celles de la chaîne du livre, préalablement anesthésiée par une politique du livre toujours balbutiante et incertaine.
Le travail n'a jamais cessé au niveau de notre maison d'édition. Nous demeurons toujours actifs et ?uvrons régulièrement, en dépit des difficultés majeures à la réalisation de notre plan annuel. Le succès obtenu récemment par Mim, prix international du roman arabe Booker 2020 de l'auteur Abdelwahab Aïssaoui, nous a mis dans l'obligation de redoubler d'efforts pour satisfaire une demande nationale et internationale pressante.
Il est clair que la période de post-confinement sera certainement délicate à gérer, à tous les niveaux. La durée du confinement sera un élément déterminant dans les choix qui nous seraient imposés. Face à ce douloureux problème, déjà alourdi depuis fort longtemps par des pesanteurs diverses, il appartiendrait urgemment à l'Etat et aux organisations professionnelles et syndicales du secteur de se pencher sérieusement sur ce dossier ; nous y mettons notre confiance."
Boucharef Mohamed Skander
(responsable de la librairie L'Arbre à Dires)
" La situation de la chaîne du livre déjà compliquée avant la crise sanitaire due au coronavirus, je vous laisse imaginer ce qu'il en est maintenant. Il faut savoir que les librairies ont un gros problème de disponibilité des livres car, malgré les efforts de quelques maisons d'édition algériennes à distribuer leurs livres en jonglant avec le manque de structure organisée dans ce domaine, il nous est difficile, voire impossible de recevoir les livres de certains éditeurs en dehors d'Alger.
Aussi, concernant les livres des éditions étrangères, la situation est tragique ; nous sommes dans l'incapacité totale de répondre à la demande de nos lecteurs et cela est dû, en temps normal, à des règles et lois d'importation qui ralentissent ou qui bloquent nos commandes. La fermeture des librairies sera le signe de l'arrêt de mort de beaucoup d'entre nous, car il faut savoir que c'est un secteur qui, financièrement, a beaucoup de mal à être rentable, je dirais même que l'idée d'une rentabilité financière est pratiquement impossible à envisager.
Si aucune aide n'est mise en place pour financer les pertes de toute la chaîne du livre, beaucoup de libraires, d'éditeurs et d'imprimeurs vont mettre la clé sous la porte. Il faudrait que l'Etat comprenne qu'en investissant ou en aidant ce secteur à émerger, c'est toute une conscience, toute une culture que l'on fait revivre."
Azzedine Guerfi
(Chihab Editions et Librairie internationale Chihab)
"L'édition souffre d'une crise très profonde due à des difficultés économiques et politiques et ce, avant la crise sanitaire. Depuis trois ans, nous subissons ces difficultés, et avec l'épidémie de coronavirus nous sommes complètement à l'arrêt, à commencer par les librairies. Cette dernière est pénalisée dans trois catégories : la vente des annales pour les classes d'examen, des prix scolaires de fin d'année et l'acquisition des livres aux bibliothèques.
Cela représente cinq mois de zéro chiffre d'affaires. Avant l'épidémie, nous arrêtions de faire notre chiffre à partir de juin, mais là, c'est arrivé plus tôt. Des événements comme le Sila, on n'y pense même pas, avec le coût des stands, ce n'est plus possible. L'Etat doit prendre en charge le secteur, sinon il disparaîtra. Avec la fermeture de la librairie, nous ne pouvons pas vendre nos livres et ce, en ligne ou par correspondance, car le système de paiement ne fonctionne pas, et cela est un handicap !
L'Etat doit doter les bibliothèques de livres. Nous ne demandons pas d'assistanat, mais qu'il fasse un effort en injectant de gros budgets aux bibliothèques, cela relancera la chaîne du livre. Un budget important aura des répercussions à l'échelle nationale, car il fera tourner la machine : commande aux libraires, les libraires commandent aux éditeurs et les éditeurs augmentent leurs publications. Et cela permettra de redynamiser le secteur."
Abderrahmane Ali Bey
(Librairie du Tiers Monde)
"Actuellement, la chaîne du livre est comme une bête qui agonise . Avec le confinement, les choses se sont aggravées. La fermeture d'un mois due à l'épidémie de coronavirus a provoqué une perte sèche aux libraires, éditeurs, imprimeurs? Avant la crise sanitaire, les librairies fonctionnaient à peine, et aujourd'hui c'est pire : il n'y a pas bousculade, ce sont des attentes d'une heure ou deux pour voir un client rentrer dans la librairie.
Pour trouver des solutions à cette situation, nous n'avons qu'à copier les autres pays, de plusieurs façons et de manières. Dans le monde entier, les centres du livre et les ministères de la Culture se rencontrent pour faire face à ces problèmes. Alors qu'ici, nous ne savons pas ce que fait le CNL (Centre national du livre), et il n'a rien fait ; aucune réunion ni prise de contact avec les concernés. Si cela persiste, 80% des libraires et éditeurs fermeront.
À mon avis, l'Etat devrait intervenir en octroyant des prêts bancaires sans intérêt. Des entreprises et des institutions comme les maisons de la culture et les bibliothèques devraient passer commande auprès des librairies, cela permettra de faire tourner la machine. Depuis janvier, aucune institution n'est venue se procurer des ouvrages ; nous ne faisons pas notre chiffre d'affaires avec le public, mais avec ces institutions ! Tous les ministres et présidents dans le monde interviennent pour aider la chaîne du livre, tandis que nous, nous attendons un client?"
Propos recueillis par : Hana MENASRIA
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Posté Le : 12/05/2020
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Hana MENASRIA
Source : www.liberte-algerie.com