Algérie

La bureaucratie, ce paradoxe national


Le vocable bureaucratie n'a rien de péjoratif dans la sémantique; il désignait les actes de gestion administrative de la chose publique. Avec le temps, cette terminologie s'est dépréciée pour faire l'objet de stigmatisation et d'anathème de la part des usagers et des praticiens eux-mêmes. Il n'est pas une cérémonie ou un regroupement d'ordre convivial ou familial, où le leitmotiv récurrent des affres de la bureaucratie ne ressurgisse dans les débats et palabres. Les récits, tous convergents, s'évertueront chacun à relater l'avatar le plus ubuesque. Drame s'il en fut, mais d'un hochement de tête, tout le monde s'y accommode et soupire : « Ah...! qu'est-ce que tu veux... c'est comme ça ! ». Dans les hautes sphères de la décision, ce constat est depuis longtemps établi. Les voies et moyens pour enrayer ce phénomène national ne sont ni à inventer ni encore moins à importer. Il ne dépend que de chacun de nous, de tenter d'y mettre un terme ou d'en réduire les effets. Il est même des personnes qui vous racontent dans les moindres détails, les pratiques exercées par des agents de l'Etat ou privés, éludant du coup les humiliations qu'ils font eux-mêmes subir à leurs concitoyens. Ces humiliations sont de tout ordre : des grilles encore fermées de la structure publique en dépit de l'horaire, à l'absence de sièges dans les attentes ou dans les bureaux, aux hurlements de l'agent dit de « sécurité », au dédain de l'appariteur, à l'absence prolongée du guichetier, à la lâcheté de la maîtrise, à la cécité du chef... Quand le chef de l'Etat fustige, en toute occasion, cette hydre rampante, cela ne réveille en nous aucun démon. On ne se sent pas concerné, on se délecte des volées de bois vert infligées aux cadres de la Nation. Nous sommes les fausses victimes d'un système que nous alimentons par nos inconséquences. Chacun de nous s'ingénie à voler quelques heures du temps réglementaire de travail, à donner des coups de fil gratuits à ses proches et à ses amis, à « profiter » des avantages liés au poste. Avantages qui participent souvent du coutumier que de canons réglementaires. De tous les documents à fournir régulièrement, seuls les états de paie, sont livrés à terme échu. On les anticipe à l'occasion de la rentrée scolaire, à la veille des fêtes ou autre événement dont nous apprécierons seuls, l'opportunité. Nous sommes les inventeurs invétérés des « ponts » et des « passerelles ». Nous comptabilisons avec l'exactitude centésimale nos droits à congé. Des agents en départ à la retraite font des prouesses arithmétiques, pour faire valoir des reliquats de congé de plusieurs années. La loi de février de 1981 portant cession des biens de l'Etat, magnanime et hautement symbolique dans le registre de l'épanouissement social, a eu des effets pervers. Effets ressentis jusqu'à l'heure actuelle. Elle nous a permis d'obtenir un statut de propriétaire, sans les attributs de celui-ci. Ne voit-on pas dans l'habitat collectif, ces cages d'escalier livrés à la dégradation due au laisser-aller, ou ces caves inondées et dont tout le monde s'en plaint, ou ces terrasses d'immeubles squattées par des indus occupants, sans que personne s'en émeuve ? L'on remarquera ces locaux commerciaux cédés contre de modiques numéraires, payés d'ailleurs à tempérament, qui n'ont pas reçu de ravalement depuis leur rétrocession, en dépit des richesses amassées. Nous n'arrivons pas à nous départir de ce sentiment de locataire occasionnel qui ne s'est pas encore rendu à l'évidence que la « chose » lui appartient. L'appropriation n'effleurant pas encore son esprit, il attend le maire, le wali, l'entreprise des eaux, l'OPGI, et que sait-on encore, pour régler les problèmes qu'il a créés lui-même et dont il s'est empêtré. On palabrera des heures durant au bas de l'immeuble, sur un problème qui ne demande que des bras, des pelles et une brouette. Cette cession n'a pas concerné que l'habitat dit « vacant », mais tout ce qui s'est construit depuis lors. Le logement de fonction est ce radeau de la méduse, où d'aucuns ont réglé un problème strictement personnel, aux dépens de l'intérêt général. Ne voit-pas encore à la rentrée scolaire, ces enseignants et ces chefs d'établissements faire des trajets inimaginables, pour rejoindre le lieu de travail de leur nouvelle affectation ? Leur logement de fonction n'étant pas encore libéré, ils feront ce qu'ils pourront pour assurer leur travail, dans des conditions le plus souvent aléatoires. Le dispositif du filet social, institué au lendemain de la récession économique strangulante qu'a connue le pays, n'a pas encore livré tous ses secrets. Une certaine administration locale complice en a fait un appoint de salaires et parfois même un fonds de commerce clientéliste. Il s'est trouvé des entités à statut commercial privé, qui puisaient dans le vivier des sans-emploi émargeant sur le budget du dispositif. Le vocable chômeur ne s'applique, conventionnellement, qu'à celui qui a perdu son emploi. Des femmes au foyer et autres trabendistes alimenteront les listes de bénéficiaires. Si l'on évoque l'irrégularité de l'opération, on rétorquera cyniquement, que le dossier administratif réglementaire fourni à l'occasion ouvre droit à cette indemnité. Détournée de son objet, l'indemnité pour activité d'intérêt général (I.A.I.G.) a fait recruter des cohortes d'agents administratifs subalternes, venus s'ajouter à l'excédent de titulaires, créant ainsi un « sous-prolétariat » de seconde zone. On remarquera que dans beaucoup de guichets, le tiers (1/3) du personnel vaque à d'autres occupations. Il est de ces agents qui ne font que les couloirs, de bureau en bureau, ils « tueront » le temps, selon un assidu rituel. Il est apparu ces derniers temps, un usage qui normalise le recrutement de la descendance de l'agent en départ à la retraite, pour on ne sait quel principe de prééminence. Que dire encore de ces écoles qui se transforment en salles des fêtes en période estivale, ou ces véhicules de service qui s'incrustent dans les cortèges nuptiaux, ou ces ambulances dans les processions funéraires et autres cérémonies ? La Chose publique se privatise et on s'en accommode. Les origines de cette tradition remontent à la gestion collective du bien public. Il est vrai que si le bien est réputé public, sa gestion ne peut être qu'individualisée. Il s'est trouvé plusieurs centres de décision juridiquement antagonistes, le plus souvent, pour veiller à l'intérêt public. Les défuntes Assemblée populaire communale élargie (APCE) et Assemblée des travailleurs de l'entreprise (ATE) de sinistre mémoire, ont laissé de profonds stigmates dans le corps social du pays. Les errements administratifs, exprimés par la lenteur, la profusion de documents administratifs à fournir, sont sans nul doute la relique léguée par l'Administration coloniale, au faîte de sa splendeur. L'administré de l'époque devait immanquablement subir l'asservissement de la machine administrative. Illettré et déchu socialement, il ne pouvait que se plier pour être mieux exploité, ainsi il se désistait de beaucoup de droits que prétendait lui reconnaître l'occupant. Revenons un peu à l'outil qui permettait de juguler toute velléité de contestation. Cette « médecine douce » s'exprimait par la constitution du dossier administratif. La pièce maîtresse en était l'extrait d'acte de naissance. Cet acte n'était pas à la portée de n'importe quel sujet musulman de souche. Seules les communes de plein exercice pouvaient disposer d'un état civil convenablement tenu à jour. L'extrait de casier judiciaire supposait un droit au statut de justiciable, il n'en était pas le cas malheureusement. Dans beaucoup de régions de l'arrière-pays, la gendarmerie suppléait l'appareil judiciaire en matière de fichier, ce qui ouvrait la voie à tous les dénis. Quant au certificat médical d'aptitude physique, celui-ci a traversé le temps. Le certificat de pneumo-phtisiologie du temps des sanatoriums est encore demandé. L'administration coloniale se prémunissait ainsi des phtisiques. Un « honnête » dossier administratif ne comporte pas moins 08 pièces dites réglementaires. Son élagage libérerait les services communaux, qui ne travaillent pratiquement que pour la constitution de ce fameux dossier administratif. Le phénomène de rush paperassier est visible à la veille de la rentrée scolaire. Cette boulimie d'extraits d'actes de naissance peut être compréhensible pour les nouveaux élèves, elle l'est moins pour les élèves déjà scolarisés. Même les services fiscaux ne sont pas épargnés. L'exigence de l'extrait de rôle demeure un fait incongru dans un monde où l'informel envahit tous les espaces urbains et ruraux. Il est encore exigé des étudiants de fournir les extraits de rôle, les relevés des émoluments ou les certificats de non-activité des parents pour la constitution du dossier de bourse, sans que ceci influe sur l'octroi de celle-ci. Même le secteur bancaire participe à l'hallali. On y exige pour l'ouverture d'un compte, l'extrait d'acte de naissance n° 12 et le certificat de résidence. Ce dernier document établi à partir de quittances de loyer, d'électricité ou de consommation d'eau, renforcé parfois par l'exigence de la carte d'électeur, devient une prouesse à inscrire dans le palmarès de la gabegie. Que dire encore de ce certificat de nationalité, dont on peut s'en passer lorsque l'on est détenteur de la carte nationale d'identité ou d'un passeport ? Les ronds-de-cuir trouveront la parade en rétorquant, « qui va prouver l'éventuelle déchéance de cette nationalité ? ». On leur répondra que les mentions en marge de l'extrait d'acte de naissance ont justement été prévues pour de telles situations ! Que de temps perdu dans les longues files d'attente, que de tonnes de papier gaspillées, que de ruminantes rancoeurs ! Reformuler la constitution de cet objet de tous les soucis, sera l'un des actes fondateurs de l'esprit novateur, de la réforme des structures de l'Etat. Etat dont le prolongement consacré n'est autre que la collectivité locale, réceptacle naturel des multiples et diverses sollicitations de l'administré. Le statut de citoyen demeure pour beaucoup d'esprits éclairés, un concept ambivalent.


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