Algérie

LA BOURGEOISE



Il faisait à peine jour que toute la maison était déjà en ébullition. C'est que la fille aînée Mordjana va se marier et entamer une nouvelle vie. Une vie qu'elle n'ose pas encore espérer meilleure. Et pour cause, la jeune fille ne connaît encore rien de son futur mari.Les choses se sont rapidement décidées entre les deux familles. Le père de la jeune mariée lui a assuré que le prétendant est quelqu'un de bien. Un jeune homme instruit qui travaille dans le centre du pays et gagne bien sa vie. Faisant contre mauvaise fortune bon c?ur, Mordjana s'est dit qu'après tout celui-là ou un autre, c'était la même chose.
Elle sait aussi que ses parents appréhendent de la voir rester trop longtemps sous leur toit. Encore somnolente, elle se prépare dans sa chambre. Sa s?ur cadette et une voisine sont venues l'aider. L'une l'a coiffée, et l'autre l'a maquillée. Il ne lui reste plus maintenant qu'à mettre sa nouvelle robe. Une jolie robe rose, que sa mère a trouvé le temps de lui confectionner, entre deux tours de lessives.
Quelques gâteaux emballés dans deux petites corbeilles en osier, couvertes de papier cellophane, et une valise où elle a mis ses petites affaires attendent devant la porte de sa chambre.
Mordjana se lève et s'approche d'un miroir. La coiffure et le maquillage l'ont beaucoup transformée. Elle porte une main à sa joue droite enlaidie par une affreuse tache de vin. Ni le fond de teint, généreusement étalé, ni les mèches de cheveux n'ont pu camoufler cette calamité. Sa mère lui avait dit que lorsqu'elle était née, cette "petite tare" était à peine visible. Juste un petit grain rouge sur sa pommette. On appelait cela, en termes éloquents, un "baiser de fée". Seulement, plus elle grandissait, plus ce grain s'étalait, jusqu'à ressembler à une grande feuille de vigne sur sa joue.
Les dermatologues chez qui elle n'avait cessé de courir lui ont expliqué que cette tache de vin est un angiome. Un terme médical qui lui avait fait peur au début. Et il y avait de quoi ! Personne n'avait pu l'en débarrasser ! On lui avait prescrit des remèdes, des lotions, des pommades, des poudres. Sans aucun résultat. Comme si elle la narguait, la tache rouge violacée s'exposait davantage à ses yeux ou, pire, noircissait sous l'effet des traitements sans pour autant diminuer ne serait-ce que d'une once.
Epuisée et déçue, Mordjana, conseillée par une proche, s'était tournée vers les remèdes traditionnels. Elle s'était rendue chez toutes les faiseuses de miracles dont on lui avait parlé. Tantôt on lui conseilla des ?ufs de pigeon comme lotion de nuit, d'autres fois de la bouse de vache, et le plus souvent un mélange d'herbes piquantes et puantes dont elle ne connaissait même pas la composition et qu'elle devait appliquer sur sa joue plusieurs fois par jour. En fin de compte, et après un très long périple, Mordjana avait battu en retraite. Elle savait que sauf un traitement miracle, sa tache de vin ne disparaîtra jamais. Elle est condamnée à vivre avec cette imperfection jusqu'à la fin de ses jours.
À l'âge de six ans, alors qu'elle entamait sa scolarité, elle avait cru mourir de honte, lorsqu'une petite fille, espiègle et méchante, lui avait dit, en tendant l'index vers elle, qu'elle était l'enfant du diable. Seuls ces enfants avaient de telles marques sur le visage.
Plus morte que vive, Mordjana était rentrée à la maison,pour annoncer à sa mère qu'elle ne voulait plus se rendre à l'école. Il avait fallu user de toute la patience de ses grands-parents pour la convaincre de retourner sur les bancs de classe, où elle allait apprendre justement plus tard comment on traite le mal physique et moral d'un être humain.
À cette perspective, Mordjana avait pris son courage à deux mains pour réintégrer l'établissement scolaire et s'asseoir tout au fond de sa classe, en se faisant toute petite. Des yeux curieux se tournaient pourtant vers elle à tout bout de champ. Refusant de participer aux travaux pratiques et aux chorales scolaires, elle ne tardera pas à s'attirer les foudres de ses enseignants.
"Tu es complexée Mordjana, ne cessait-on de lui répéter. Tu es complexée et compliquée. Tu n'iras jamais loin dans la vie, si tu t'entêtes à te terrer ainsi et à te refermer sur toi-même." Durant tout le cycle primaire, elle n'avait cessé d'entendre des remarques plus acerbes. Plus cruelles. Mais elle avait tenu bon. Elle était parvenue à faire un premier pas victorieux en décrochant son examen de passage au cycle moyen. Pourtant beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts. À la maison, elle devait faire face à d'autres tâches. Les unes plus encombrantes que les autres. Sa mère était tout le temps malade, et elle devait tout d'abord s'occuper du ménage et de la cuisine, avant de pouvoir faire ses devoirs scolaires.
Ses petits frères et s?urs ne pouvaient l'aider. Ils étaient trop jeunes, et les trois derniers portaient encore des couches. C'est qu'en matière démographique sa mère n'avait pas chômé.

à suivre
[email protected]
Vos réactions et vos témoignages sont les bienvenus.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)