Algérie

La becquée n'a pas suffi de Messaoud Nedjahi, (Roman) - Éditions Publibook, Paris 2004



La becquée n'a pas suffi de Messaoud Nedjahi, (Roman) - Éditions Publibook, Paris 2004
Quatrième de couverture

« ...le même veilleur veille. Il ne dort jamais. Il veille. Il veille sur tout ce qui se passe. Sans cesse, il se méfie des corbeaux et des rapaces qui guettent. Il ne suffit plus à ces charognards d’attendre que meure leur proie, maintenant monsieur, ils la tuent. Chacun d’eux, du rapace ou du corbeau, espère en faire accuser l’autre. Alors le veilleur veille. Le veilleur veille. Il est l’œil du peuple qui, longtemps a été dupe. »

Commentaire Publibook

« Les ruines ne parlent pas, mais nos plumes le feront pour elles. » De ces ruines d’un pays dévasté, une voix singulière s’élève, mi-poétique, mi-théâtrale, instaurant un climat atemporel qui fait de la tragédie algérienne le symbole de toutes les barbaries et de toutes les résistances.

Extrait

_ Avez-vous désigné le veilleur ?
— Lui, répondit Kateb en désignant Yacine. Il est volontaire.
— Comment ? Toujours toi ? Toujours volontaire pour veiller ?
— Puisque je ne dors pas je veille.
— C'est juste alors veille.

Et depuis le même veilleur veille. Il ne dort jamais. Il veille. Il veille sur tout ce qui se passe. Sans cesse, il se méfie des corbeaux et des rapaces qui guettent.

Il ne suffit plus à ces charognards d'attendre que meure leur proie, maintenant monsieur, ils la tuent. Chacun d'eux, du rapace ou du corbeau, espère en faire accuser l'autre. Alors le veilleur veille.

Le veilleur veille.
Il est l'oeil du peuple qui, longtemps a été dupe.

Le peuple est toujours dupe.
Il est dupe car il croit qu'il y a quelque part un enfant qui joue sur sa guitare le chant de l'espoir, qui gratte et grattouille sur l'or de ses cordes et fait vibrer les choeurs du bonheur.
Il est dupe car il croit qu'il y a quelque part des oiseaux qui migrent pour exporter leur vie et leur danse, qui vont là où le vent veut bien les porter, ivres de joie, vivants de passion.
Il est dupe car il croit qu'il y a quelque part une femme enceinte qui cherche un nom pour l'enfant qui vient, dans les yeux d'un amant parti un jour avec la gueuse maîtresse d'un soir.
Il est dupe car il croit qu'il y a quelque part un homme qui cherche à retrouver un peu de sa dignité et de sa gloire passées et ne trouve rien sinon l'oubli caché au fond d'un semblant honneur.
Il est dupe car il croit qu'il y a quelque part toi, moi, notre enfant et la lueur du jour dans les yeux qui s'ouvrent sur un monde qui reçoit les pleurs de ces amants enfin réunis.

Le peuple n'est pas dupe. Il le laisse croire. C'est tout.
Il sait que partout et nulle part on trouve de tout dans les réduits de nos « antiquitaires » : une âme repentie, un prince déchu, un vieil ami, un enfer vécu. mais aussi une confiance retrouvée, une liberté chérie, une dignité jamais perdue, un veilleur qui veille, un écrivain qui écrit, un postier qui poste et moi qui suis une vérité interdite. ainsi que quelques babioles dont une chanson sans mélodie, un poème sans parole.

Le peuple n'est pas dupe malgré cette procession qui passe dans les rues, les avenues au rythme de la mort qui frappe, de l'épée qui dérape et trappe ! trappe !

Procession funèbre.
Un étrange spectre en tient la tête. Une allégorie sombre vêtue d'une longue cape noire qui se confond dans les ténèbres de la nuit. Il marche d'un pas lent et lourd, lourd de conséquences, une faux, une faucille entre les mains. Il avance avec raideur, un pas après l'autre, éclairé par la lune qui révèle, pendant rien qu'un instant, toute l'horreur que peut cacher un tel visage. Horreur universelle ! Une horreur sans nom qui, tout doucement, envahit les coeurs des vivants et des non-morts présents et absents qui suivent des yeux pleins de terreur le lugubre cortège, tout en restant cachés derrière des persiennes mal fermées, certainement indiscrètes.

Procession funèbre.
Silencieuses, deux femmes légèrement vêtues d'une gaze transparente, suivent l'allégorie sans nom. Elles ne marchent pas, elles flottent au-dessus du sol bitumé. Elles sont belles. Elles sont très belles. Certainement trop belles pour être des victimes innocentes. Elles avancent le sein nu, l'oeil fermé, absent comme en une sorte de torpeur ou léthargie. Amazones sans âme. Prêtresses aux longues et blondes chevelures qui ondoient dans les airs. Déesses sans nom qui côtoient le mal dans un péplum sans fin.

Procession funèbre.
Derrière la beauté funeste de ces sorcières au charme certain, s'avance un être fait d'immondices. Grand, gros, gras, gris et frais. Un militaire certainement. Un officier.
Un haut-gradé reconnaissable à ses cheveux. Un véritable robot. Il avance mu par quelque pile invisible, d'un pas raide, sûr et long. Il porte des bottes de soldats. Elles étin- cellent, brillent, reflètent la lune et claquent tel un blasphème sur l'asphalte gris de la ville. Le voici qui brandit ses armes ensanglantées vers le ciel en un sombre défi et, au-dessus de lui, au-dessus de sa tête, planant dans les airs, voltigent ça et là deux corbeaux qui croassent pour donner plus de flux à la procession.

Procession funèbre.
Derrière ce tas d'immondices arrivent deux êtres étran- gement sanglés et portant des barbes hirsutes. Deux diaboliques guignols aux yeux injectés de rougeurs san- guines. Ils agitent par-dessus leurs têtes, avec une plus que ridicule menace des sabres courbes aux larges extrémités. Ce sont là, deux véritables bouchers qu'encadrent quatre hyènes qui ricanent heureuses de se trouver là, en cette procession.

Procession funèbre.
Qui donc se cache derrière ces noires cagoules ?
Qui donc se cache derrière ses noires cagoules et avance plié comme un fauve prêt à bondir sur sa proie ?
Qui donc es-tu toi qui n'oses montrer ton visage ?
Es-tu un ninja sorti des profondeurs de l'Asie ?
Ou, n'es-tu qu'un sbire destiné aux plus basses besognes ?

Ce n'est pas un qui se cache derrière sa noire cagoule, mais plutôt cent. Plutôt mille. Les lâches se cachent tou- jours dans un groupe. Ils portent des gants assortis à leurs cagoules, noirs et indécents comme le sont leurs collants leur montant jusqu'au cou. Des armes étranges ornent leurs mains rouges malgré leurs sombres mitaines.

Procession funèbre.
Les gens de la haute sont là.
Des gens bien-comme-il-faut dans leurs costumes bien- comme-il-faut et leurs cravates bien-comme-il-faut. Des gens prêtes à tous les compromis, pourvu que se gonflent leurs comptes anonymes déjà débordants de dollars algé- riens. Ils avancent toujours souriants comme pour séduire les foules lors d'une mascarade électorale. Ils avancent et offrent à ceux qui les croient des saluts hypocrites. Mais.
Qui donc les croit encore !
Plus personne, certes. Mais.
Eux, monsieur, ils sont au pouvoir et tiennent toutes les armées entre leurs serres.
Le peuple n'est pas dupe, mais que peut-il faire face aux tanks et chars qui grimacent dans les rues ?
Pour l'instant ? Rien !
Pour l'instant ? Rien !
Il fait croire qu'il est dupe et il attend. Il attend son heure. Il attend sa procession. En attendant, dans les rues, les avenues, il y a l'autre procession.

Procession funèbre.
Autour de ces acteurs lugubres et bien singuliers reunis en cette rare occasion évoluent, chose bien singulière, des rats par cent et par mille et qui sans cesse applaudissent pour un oui, pour un rien. Ils avancent à petits pas rapides en tenant entre leurs mains des flambeaux aux flammes vascillantes comme le sont leurs coeurs toujours prêts à abandonner le perdant. Même ces créatures portent des gants et des cagoules. Chose étrange. Procession étrange.

Procession funèbre.
Un tambourin invisible donne le rythme à la procession, lentement au gré des passions. Protecteur, un nuage noir avance. Il contient toute la pestilence d'un monde affecté et malade. Il est prêt à éclater. A tout instant, il peut déverser la mort sur l'innocent qui se cache et se terre derrière son ombre.

Procession funèbre.
Où va-t-on ainsi ?
Vers où se dirige-t-on ?
Vers quel Dieu ? Vers quel lieu ?
Certainement vers le palais pour y tenir une assemblée toute ordinaire et y décider de la destinée des hommes de la terre, ces civiles qu'on assassine. Ce peuple qui se veut dupe, et qui ne l'est pas.
Il arrive souvent que je sorte de ma cache et aille voir la rue qui s'anime, mais j'ai tendance à avoir peur de tout, d'un ballon qui éclate, d'un crayon qui casse, d'un verre qui se brise. Tout bruit même le plus quotidien peut signifier une bombe qui explose, une arme qui crépite.
Ceci pour la psychose et pour ma prose dans une ville ne sentant plus la rose mais bien autre chose.
Donc comme j'ai tendance à avoir peur de tout, et comme j'aime regarder la rue qui s'anime, je cherche à me retrouver le plus près possible d'un agent. J'essaie toujours de croire qu'il est là pour notre sécurité.
Mon agent est là, debout, regardant, tout près de moi la rue qui s'anime. Arrive un enfant couvert de bleus et de sangs. L'agent le regarde sans intérêt et puis l'ignore.
L'enfant s'en approche et le tire par la manche de son costume impécable et tout propre.

J'assiste sans le vouloir à cet étrange dialogue.
— Monsieur l'agent ! Monsieur l'agent !
— Oui ? Que se passe-t-il petit ? Que me veux-tu ? Ne vois-tu pas que je suis très occupé ?
— Je le vois bien. mais vous. ne voyez-vous pas que je pleure ?
— Bien sûr que je le vois. Et alors ? Tout le monde peut pleurer. C'est humain, non ?
— Peut-être que c'est humain. Mais, en ce pays, monsieur l'agent, il n'y a plus de larmes depuis la prise des armes.
— Tiens ! Mais c'est bien vrai ça !
— Vous voyez bien que ce n'est pas normal !
— Non, ce n'est pas normal. ce n'est pas normal. C'est bien étrange tout ça !
— Voyez toutes ces larmes bien chaudes qui coulent et s'écoulent le longs des profonds sillons qu'elles laissent sur ma joue.
— En effet ! En effet ! C'est bien étrange tout ça ! Je dirai même très étrange ! Très, très étrange.
— En effet, c'est étrange.
— Mais. c'est bien vrai que tu pleures ! Est-ce là un miracle ? Est-ce là un signe du retour de la vie en ce pays ?
— Certainement que c'est un miracle.
— C'est bien vrai que tu pleures ?
— Comme vous pouvez le constater.
— Constater ? Constater.
— Serai-je le premier à retrouver les larmes ?
— Constater ? Constater ? Cela me fait penser à quelque chose. mais laquelle de chose ? Ha ! Ha ! C'est bien ça. constater. constat.
— Constat ?
— Peut-être bien que la loi interdit de pleurer. Il me faut voir ça. il va falloir que je m'en assure. Je pense qu'il est interdit de pleurer. Il va falloir que je t'embarque mon petit.
— M'embarquer pour avoir pleuré ?
— Cependant. Cependant. j'hésite à le faire. Je n'ose pas embarquer un enfant. Je pense que tu es mineur ?
— Je crois que oui. Mais le sommes-nous de nos jours !
— Toujours est-il que tu es un enfant ? Je ne me trompe pas n'est-ce pas ?
— Certainement. Cela doit se voir.
— Oh ! Tu sais petit, de nos jours il faut se méfier de tout et de tous. Tu peux bien être un adulte déguisé en enfant.
— Peut-être bien...
— Enfin, pour une fois, comme je suis très occupé, je veux bien croire que tu es un enfant. Cependant un enfant qui pleure. C'est bien étrange. bien étrange.
— N'est-ce pas ?
— Mais. au fait. pourquoi pleures-tu ?
— On vient de violer ma soeur.
— Ah ! Ce n'est que ça ! Cela n'est rien ! C'est notre quotidien.
— On vient de violenter ma mère.
— Cela n'est rien ! C'est notre quotidien.
— On vient d'égorger mon père, ma mère et ma soeur.
— Cela n'est rien ! C'est notre quotidien.
— On a fait disparaître mon frère et brûler mon chez- moi.
— Cela n'est rien ! C'est notre quotidien.
— Je sais que cela n'est rien, mais j'en pleure quand même. Je sais que cela est notre quotidien mais j'en pleure quand même.
— Ah ! Si on t'avait volé ton pain. je ne dirais pas. et encore !
— Mon pain ? Mais ceux qui gouvernent me l'ont déjà pris en faisant leur partage quotidien.
— Ah ! Et ton cartable ? Quelqu'un t'aurait volé ton cartable ?
— Oui ! Toujours les mêmes voleurs. ceux qui gouvernent. Ils ont pris mon cartable en fermant les écoles.
— Ah ! Si c'est le gouvernement, c'est tout à fait autre chose. On ne peut rien contre lui. Il est le maître. Notre maître.
— Je le sais bien qu'il est ton maître, mais cela me fait comme un petit pincement au coeur quand même.
— C'est humain !
— Hier j'avais tout. Aujourd'hui plus rien.
— Bof ! à‡a peut arriver même aux plus malins ?
— Ah ! ?
— Oui. oui. il te reste quelque chose. Et comment qu'il te reste quelque chose ! Et de très précieux même.
— J'aimerai bien savoir quoi !
— Mais ton pays. Ton cher et beau pays que tu aimes.
— Mon pays ! Mais quel pays ? Il m'a été volé depuis des temps très anciens.
— Ah ! Si c'est très ancien on ne te le rendra pas. Y a même pas a espérer.
— Hélas ! Je ne le sais que trop.
— Hélas ! Hélas !
— Peut-être bien qu'il me reste quelque chose. En effet, tu as bien raison. Il me reste encore quelque chose.
— Tu vois que j'ai raison ! Il suffit de bien chercher. Et c'est quoi cette chose qui te reste ? Sans indiscrétion de ma part, cela va de soi...
— Bien sûr ! Cela va de soi.
— Evidement ! Et c'est quoi cette chose ?
— Le rêve, monsieur l'agent, le rêve. Il me reste le rêve et ça... personne ne viendra me l'enlever. Cela me donne tous les espoirs.
— Comme quoi ?
— Reconquérir mon pays.
— Tu me fais rire mon petit. Allez ! Va rêver plus loin.

Plus loin, deux hommes, si l'on peut appeler « hommes » ces deux êtres que la lie et la fange renieraient, deux êtres donc ou deux choses s'affairaient pour finir leur besogne commencée depuis la nuit. Ils sont fournisseurs de cadavres comme bien d'autres qui sillonnent les rues, les avenues, la nuit tombée et tuent les innocents pour les exposer au matin à la vue du passant et ainsi instaurer la peur et la terreur commanditées par ceux d'en-haut.
— Dèpêche-toi ! Dit l'un d'eux en s'essuyant les mains sur sa salopette rouge.
— à‡a vient ! à‡a vient ! J'ai bientôt fini, c'est le dernier à aligner.
— Parcequ'il va nous falloir partir, le jour ne va pas tarder à se pointer et les gens à sortir de leurs trous malgré leur peur.
— Je crois qu'ils sortent déjà.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Il fait encore nuit.
— Regarde derrière toi et dis-moi ce que tu vois.
— Ah ! C'est étonnant ça. Voyons un peu qui sont ces téméraires.

En effet deux ombres s'approchent. Les deux salopettes rouges vont à leur rencontre.
— Hé là ! Que faites-vous dehors ? Et le couvre-feu c'est pour les chiens ?
— Insensés ! Leur répond une des ombres qui s'avère être une femme très âgée, bien sereine en sa beauté.


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