Algérie

«La Banque d'Algérie est devenue un agent technique et non un pouvoir monétaire» Mourad Ouchichi. Enseignant à l'université de Béjaïa



- Dans sa note de conjoncture financière et monétaire, la Banque d'Algérie a indiqué qu'à fin mai 2013, l'Algérie a transféré pas moins de 30,448 milliards de dollars de ses devises vers l'étranger. Alerté par la Banque centrale et la tutelle des finances, via un rapport conjoint sur l'ampleur des infractions de change et leur impact sur le commerce extérieur, le gouvernement a décidé d'agir pour freiner un tant soit peu l'hémorragie. Quelle lecture pouvez-vous en faire '
De prime abord, il faut se demander si ce chiffre est exact. A mon avis, il est largement au-dessous de la réalité étant donné l'importance du marché informel qui échappe à tout contrôle. Depuis des décennies déjà, la Banque d'Algérie, donc l'Etat algérien, est devenue un agent technique et non un pouvoir monétaire. Elle imprime les billets sans aucun pouvoir de contrôle du volume en circulation. En effet, il n'a suffi que peu de temps après l'indépendance (les années 1980) pour que les réseaux de l'économie parallèle s'emparent de l'un des attributs fondamentaux de l'Etat, celui de l'exclusivité du pouvoir d'émettre les instruments monétaires. C'est dire que le mal est profond et que cet «éveil» de conscience du gouvernement est non seulement tardif, mais maladroit. Au lieu de remettre en cause le mode de régulation de l'économie algérienne dans son ensemble, on va se contenter de prendre des mesures administratives qui seront aussitôt déjouées. Les vraies questions qui se posent sont les suivantes (sans être exhaustif) : pourquoi les Algériens ne font pas confiance à leur monnaie ' Pourquoi préfère-t-on transformer ses gains en dinars en devises à l'étranger sous différentes formes (immobilier, actions des entreprises étrangères, etc.) ' Pourquoi le dinar n'est pas convertible '

- A l'origine, il y a donc plusieurs créneaux par lesquels ces devises sont transférées vers l'étranger'

La problématique de cette tendance à vouloir transférer coûte que coûte ses avoirs à l'étranger pose la question de la confiance dans le système économico-politique en place depuis l'indépendance. Arrêtons de nous mentir, personne ne fait confiance dans les bonnes prévisions macroéconomiques que l'on ne cesse d'annoncer. Et cela entraîne des réactions en chaîne qui vont de l'indifférence généralisée au plan local au transfert de ses avoirs à l'étranger. Fait révélateur, à quelques mois de l'élection présidentielle, sans doute la plus importante, depuis 1962, aucune visibilité, aucun programme, aucun candidat sérieux, etc. Comment voulez-vous que les opérateurs économiques réagissent dans ce cas ' La monnaie et l'économie en général sont une question de confiance et celle-ci est absente en Algérie.
Donc, au lieu de poser les vraies questions, le gouvernement va, comme à son habitude, pondre quelques textes ' qu'il qualifiera de mesures concrètes ' et dans quelques mois, on se rendra compte que ça ne marche pas et on recommence. L'histoire d'Algérie est celle d'un éternel recommencement. Aux décideurs de rendre conscience et à la société de se prendre en charge en s'impliquant pleinement dans les affaires qui l'a concerne.

- Le Premier ministre a instruit le ministre des Finances de prendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre les transferts illicites de devises vers l'étranger, dont le renforcement du dispositif de détection des infractions de change ainsi que la pénalisation des entreprises et des importateurs qui transfèrent frauduleusement des devises vers l'étranger. Serait-il suffisant pour y remédier, d'après vous '

La réponse à cette question est largement abordée plus haut, ce ne sont pas avec des mesures administratives que l'on va lutter contre des phénomènes économiques. Celui qui pense qu'il est possible d'administrer une économie est d'une naïveté extrême. Nous payons cela depuis l'indépendance ; du volontarisme économique de Boumediène, aux dernières plans dits de relance de Bouteflika, en passant par les réformettes de Chadli, Exception faite des deux années du printemps algérien, sous Hamrouche, aucune politique économique fiable n'a été mise en 'uvre en Algérie.

- L'ancien chef de gouvernement, Ahmed Ouyahia, avait adressé une instruction similaire aux banques, aux entreprises publiques et aux SGP leur demandant de réduire leur recours aux bureaux d'études étrangers, prétextant que les importations de services ne sont qu'un moyen pour transférer des devises vers l'étranger. Il avait même attiré l'attention sur l'existence de bureaux d'études fictifs. Cette instruction, trois ans plus tard, n'a pas donné ses fruits'

Disons les choses clairement, la problématique de l'économie algérienne est avant tout politique et cela est valable dans tous ses segments. Le sujet du jour est le transfert des devises à l'étranger, mais cela est valable pour tout (le déficit des entreprises publiques, l'inflation, l'économie parallèle, le statut de la Banque d'Algérie, celui de la monnaie, etc.). Tant que la sphère économique est encastrée, soumise, au politique point de salut pour le pays. Les lois de l'économie politique ne seront pas opératoires et les décisions administratives ne seront d'aucune efficacité. Le problème de l'économie algérienne, et celui de l'Algérie en général, n'est pas dans le choix des hommes, mais celui d'un système. Ramenez le meilleur économiste du monde, il ne pourra rien faire dans le cadre su système en place. Duglas North disait : «Les organisations qui se constituent vont refléter les opportunités créées par la matrice institutionnelle. Si le cadre institutionnel récompense la piraterie, des organisations pirates seront créées ; s'il récompense les activités productives, des organisations ' des firmes ' seront créées afin de s'engager dans des activités productives.» En Algérie, nous sommes dans le premier cas. Aux vrais décideurs, au lieu de se contenter d'exécutants qui vont par naïveté pondre des textes administratifs inutiles, d'avoir le courage de transformer radicalement le système en place. Il est temps de prendre conscience, car il y va du devenir du pays.


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