Algérie

L’université de Bné-Ouarsous



Dans ton cœur plein d’espoir, à l’épreuve de toute patience, toi qui te fianças à dix-sept ans pour n’épouser papa qu’en ta vingt-quatrième année, tu avais peut-être gravé au fer rouge ces paroles : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » !
Et tu déroulais chaque soir la couverture de laine que Lalla Sultana avait tissée avec les premières tontes que tu glanas, encore nubile, sur les crêtes de Bné-Ouarsous.
Si Messaoud, mon grand-père, avait du bien, en dehors de son épicerie. Du bien et bien des dettes qui, à la longue, engloutiraient le patrimoine. Bien grand mot pour désigner le troupeau de moutons achetés à quelque éleveur de Tlemcen, et confiés aux bergers des Traras qui ne quittaient jamais les hauteurs. à l’époque de la tonte, il expédiait là-haut sa petite Aïcha, avec une de ses tantes, et un employé arabe qui conduisait la carriole et veillait sur elles. Mais nulle crainte au milieu des hommes simples de Bné-Ouarsous. La récupération de la laine commençait dès le premier rayon de soleil et après les primordiales et pieuses prosternations. Les bêtes étaient marquées à la teinture rouge avec des chiffres forcément arabes. Aïcha approchait les grands sacs en alfa où s’enfournerait la précieuse tonte. Entourée d’autres femmes et filles d’épargnants-éleveurs : à chaque mouton, le numéro était chanté de cette voix nasillarde, suraiguë des Berbères : sta-ou-achrène ¾ c’est 26, chiffre pieux entre tous, choisi par Si Messaoud qui obéissait là à quelque hébraïque superstition, car ce nombre signale la divinité ¾, et à chaque assignation Aïcha et Freha, sa tante, chacune tenant un bout de la corde, ouvraient grand le sac d’alfa qui se gonflait de copeaux de laine et de suint. à midi, c’était forcément la pause sous la guitoune des nomades, et l’on offrait en rond ces petites boules de semoule et de dattes tournées à la main que l’on appelle ‘hfiss, qui bourraient le ventre et que l’on faisait passer avec force rasades de thé à la nahna. Puis la collecte reprenait, et les mains parcheminées des vieux bergers s’activaient sur les torsades avec non plus ces fers d’autrefois, mais déjà les belles tondeuses chromées venues de France et achetées au bas de la montagne, à Tlemcen. Ainsi jusqu’au coucher du soleil et aux ultimes prosternations, récompensées par ces plateaux apportées par les Juives, lourds de cornes de gazelle, de galbelouzes fleurant l’oranger, de sirupeux mekrods ou de zlabiyas dégoulinant de miel. Déjà la flûte et la derbouka rythmaient les heures lentes d’une soirée où chacun racontait quelque histoire truffée de proverbes et riche de sagesse, tandis que l’on préparait pour les femmes des nattes dans une tente assignée où elles passeraient la nuit.
Après quoi, sur le tard, quand elle nous voyait appliqués à l’étude et la tête dans les livres, maman nous lançait :
— Des études, moi, j’ai pas fait? — et elle ajoutait en tordant malicieusement sa bouche qu’elle recouvrait tout aussitôt d’une main pudique — : Et d’abord, je suis diplômée de l’université de Bné-Ouarsous !
De retour au village, la fête battait son plein, car la laine, comme le blé et le vin, est bénédiction du Seigneur. Qu’il convenait de remercier, en faisant bombance, comme l’exigeait la tradition — el ‘ada. Était-ce là qu’Aïcha avait rencontré son cousin?
Papa avait-il apporté son assiette d’yeux de mouton trempés dans le miel afin de jeter des yeux doux au visage de maman ? Oui, c’était la blague typique de mes provinciaux tlemcéniens — ou pire encore, nédromiens. Mais qui l’avait racontée, en poussant du coude ce grand dadais qui, démentant son origine portuaire, avait l’air si timide et si gauche, ainsi qu’il sied à toute victime d’un coup de foudre ? Sûrement Si Mes’od, le mari de sa tante, Lalla Sultana, qui était la sœur de Yehouda, mon grand-père paternel — si l’on me suit. Alors mon grand-père se poussait contre son neveu tandis que le cercle s’arrondissait autour des joueurs de flûte et de derbouka, assis sur le carrelage du patio dans notre maison de Montagnac (qui s’appelait Remchi en arabe); il le prenait par le bras et il lu i racontait l’histoire de ce benêt transi d’amour à qui sa mère avait recommandé de jeter des yeux doux à sa promise, et qui, au sortir de la boucherie, n’avait rien trouvé de mieux que de tremper une douzaine d’yeux de mouton dans un plat de miel, puis, rendant impromptu visite à la jeune fille, en grande maladresse il lui avait lancé au visage ses… yeux doux. Blague villageoise, sans plus, et je suppose qu’en arabe cela se disait encore mieux qu’en français, parce que les proverbes de maman faisaient toujours coïncider le jeu sur le sens — ici la métaphore — et le jeu sur les mots.
Ainsi rencontrant un jour au village son amie d’enfance, qu’on appelait Momo Knono, autrefois effrayée par leur voisin, un Marocain du sud et noir de peau, voire bleu comme un peuhl, et la retrouvant portant un bébé du plus bel ébène: eh quoi! lui disait-elle, tu as un beau bébé, Momo, et il ressemble à qui? C’est, répondait la copine, le portrait craché de son père, Baba Hussein, tu te rappelles, celui qui me faisait si peur, et c’est la crème des hommes mon mari; alors ma mère lui demandait avec une pointe de malice : et sa figure, elle ne te fait plus peur comme quand tu étais petite? Tout cela pour que la Knono puisse lui répondre en un jeu de mots euphonique qui saute aux oreilles : Flosso ‘hsal tfosso, autrement dit : son argent lui a lavé la figure ! Ah ! et puis il y a cet autre proverbe de belle euphonie qui, sur le concept relatif de beauté, dit presque pareil : Ziyed l’ouliyed — habille l’enfant — idjar djouyed ¾ il devient beau.
(Bien sûr, les puristes arabisants et les philologues me reprendront pour cet arabe exécrable, sûrement mal transcrit, d’autant que sur le tard, quand elle me dictait ses proverbes de pays en voulant croire qu’il en resterait une trace, maman n’avait plus qu’une dent sur le devant et articulait sur ses belles gencives roses ; son arabe était une belle bouillie de vocables que je lui faisais répéter avec application avant de couvrir mon carnet de confuse écriture.)
Ces blagues villageoises avaient dû présider aux fiançailles, et papa (qui ne l’était pas encore) avait su faire, et sans simagrées excessives, sa cour à Aïcha sa cousine. On prépara le henné, motte rousse pétrie par les nubiles et grevée de dattes pour le bon présage. Et maman (qui le serait bien plus tard, puisque je ne suis que le fils de son retour d’âge) écrasa dans le creux de la paume de son cousin une boulette de hanna, qu’elle noua d’un minuscule ruban de gaze. Plus tard, en l’enlevant, Samuel découvrit qu’il avait au creux de sa main un louis d’or. Le pacte était signé.
Seulement il fallait accomplir le service militaire. Papa venait tout juste d’être présenté devant le juge de paix de Nemours pour faire valoir son droit du sol — à défaut du droit du sang qui, lui, relevait du Maroc. En effet, mon grand-père Yehouda, originaire de Debdou et sujet du sultan, avait voulu que son garçon, né dans ce port de la Colonie, choisît, au terme de ses dix-huit ans, d’être français. De toute façon, français ou marocain, nul n’allait couper à la Grande Guerre, et unissant ainsi l’un à l’autre, l’appel sous les drapeaux (avec une durée de trois ans) et la mobilisation générale, mon père se trouva servir sept ans la mère patrie, ces sept années de longues fiançailles.
Les fiancés ne se voyaient-ils pas entre-temps ? Bien sûr, autant que cela leur fut possible. Dans l’entre deux, papa était allé faire fortune au Sahara, à El-Aioun Sidi-Mellouk, où il avait tout juste eu le temps d’ouvrir un comptoir commercial commandité par les établissements Grenetta, de Paris — ah ! ce nom, que ne me l’a-t-il égrené ! —, mais ce séjour au désert dura à peine quelques mois, nous épargnant, à nous ses enfants, l’épreuve de naître sahraouis et d’affronter un autre combat. (Comme si naître à Alger nous avait exempté de guerre civile et d’horreur !)
Ma mère voulut voir son homme avant son embarquement pour le front. Toutes les fiancées, et aussi celles qui avaient eu l’imprudence d’épouser leur poilu avant le cataclysme, affluaient donc à dix kilomètres d’Oran, sur la base de La Senia, pour, là, guetter la tête aimée sous le casque vert à crête. Mais hélas ! les soldats avaient été nuitamment embarqués, en douce, pour éviter les effusions, les larmes ou, peut-être, les incidents. Tant d’années après, et cette déchirure si présente…
La toponymie du lieu est clairement espagnole. La Senia, c’est un moulin à eau — aceña, en castillan, sènia, en catalan, sÍ­nia, en majorquin, ou tout bonnement as-saniya en arabe —, qui devait broyer là le grain des blés d’Oranie, et qui, en cet été de 1914, fut exclusivement alimenté des larmes de tant de futures veuves.
— Sept ans je l’ai attendu, ton père, mais ne crois pas, je n’ai pas pleuré, pas une larme, parce que ça risquait de porter malheur. J’ai seulement jeté de l’eau sur la grille de la caserne d’où il était parti, en disant du plus profond de moi, comme si je priais El-Shaddaï : tu reviens bientôt, hein, Samuel !
La Grande Guerre fut aussi époque de patience et d’attente. Encore heureux que les tranchées aient rendu à la vie ces pauvres soldats — décimés par millions, oui, par millions. Mais mon père a eu plus de chance que son frère Semaoun, sur la mauvaise boucle de la Somme, et qui est enterré au cimetière militaire de Beauvais. Papa fut seulement soufflé par l’obus. Un sergent le retrouva au fond du cratère dans une mare de sang qu’il étancha avec sa ceinture de zouave, puis il le porta sur son dos jusqu’aux arrières, et d’arrière en arrière, papa se retrouva trois ans durant « touriste » et convalescent en Bretagne.
Et tu nous parlais encore, papa, cinquante ans après, de ces grandes âmes qui soignaient nos blessés, avec toutes des noms de belle branche, Mademoiselle de Florival ou la comtesse du Bouchet de Perthes et de Crèvecœur – un nom de circonstance, ça ne s’invente pas.
— Madame la comtesse me taillait la barbe, disait-il toujours, l’œil allumé, ou la belle mademoiselle me coupait les ongles des pieds, disait-il encore, en rougissant encore pour les beaux yeux de son infirmière bénévole.
Maman jusqu’au bout manifesta un brin de jalouse envie et un rien d’irritation envers celles qu’elle appelait les « Grandes Dames Blanches » et qui, peut-être, auraient pu tourner la tête à son bonhomme. Marraine de guerre, que de mariages furent commis en ton nom, et que d’unions brisées !
Toujours est-il que sur la photo de mariage, en 1919 — car papa avait été affecté à l’état-major à Paris, et ce séjour en capitale dura quelques mois après le 11 novembre 1918, exigeant un ultime supplément de patience —, elle le tient ferme, la main curieusement posée sur l’épaulette de son soudard qui rit dans ses moustaches, le képi coquinement incliné sur le front. Et maman, aussi grande que papa, à cause de ses talons, fixe l’objectif avec dans l’œil un air de défi. Même sur un vieux cliché jauni, on peut lire sa victoire, qui fut celle de la constance sur l’adversité. Je suis né de ce défi.



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