Algérie

L'ordre et le désordre de Noureddine Toualbi-Thaâlibi, (Essai) - Casbah Éditions, Alger, 2006



L'ordre et le désordre de Noureddine Toualbi-Thaâlibi, (Essai) - Casbah Éditions, Alger, 2006
Extrait de l’introduction

La question fondamentale — je devrais même dire lancinante — qui, en réalité, fait le prétexte théorique de ce livre est celle de savoir pourquoi l’Algérie, dont on dit qu’elle est aujourd’hui riche de plus de 50 milliards de dollars de réserves de change et qui s’enorgueillit d’être une nation chargée d’une histoire dense et plurielle, ne parvient toujours pas, quarante années après son indépendance nationale, à “décoller” économiquement, à se structurer sociologiquement et à s’organiser politiquement.

Par delà les points de vue traditionnels, économiques et politiques envisagés à la question et que résume aujourd’hui l’argument simiesque de la “mauvaise gouvernance”, se peut-il que le véritable motif de cet immobilisme socio-économique et culturel ou de cette “transition bloquée” comme disent les sociologues, soit à rechercher ailleurs qu’à travers ces thèmes conventionnels ?...

La Tradition érigée en fortin immobile et sacré

Voici un essai sur la crise de société que connaît l’Algérie qui ne s’adresse pas seulement aux spécialistes mais à tous ceux qui s’intéressent à celle-ci, tant par le style et la culture de son auteur que par la richesse de ses analyses. Dans son essai, Noureddine Thoualbi-Thaâlibi mobilise des références à de nombreux travaux actuels pour isoler le noyau central des remous et de l’impuissance relative dans laquelle se débat actuellement l’Algérie. Il le voit dans une contradiction psychoculturelle au cœur de son histoire depuis la colonisation et même avant.

La volonté des dirigeants qui se sont succédés a eu pour credo sacré de tenter de négocier des compromis entre la tradition et la modernité, l’héritage et l’avenir, de maintenir et vivifier une identité nationale fondée sur la langue arabe et sur le Coran, tous deux sacralisés dans leur forme traditionnelle, tout en engageant résolument la marche vers la Modernité, identifiée de manière tout aussi dogmatique au Socialisme façon soviétique. De cette cohabitation conflictuelle et impossible aurait donc surgi une ambivalence, déjà signalée par J. Berque en 1967, (cf. « L’ambivalence dans la culture arabe ».) qui aurait miné l’identité algérienne dans ses fondements même, ouvrant la voix à un doute, à une incertitude, à un antagonisme destructeur des valeurs affichées par la république d’une part et d’autre part à une sclérose ou à une perversion de ses formes de vie religieuse.


L’auteur ne voit pas tant la cause de ces échecs et convulsions dans le conflit religieux autour ou dans l’Islam, qui d’ailleurs n’est pas dans son champ d’étude. Il la discerne plutôt dans l’attitude qui vise non à opérer une révision critique et rationnelle de l’un par l’autre, qu’à opérer, selon lui, un syncrétisme contradictoire, à s’enfermer dans des schizophrénies qui s’annulent, faisant le lit des conduites magiques, des débrouillardises (les trabendismes) à la petite semaine, du clientélisme et du népotisme étendu, des tribalismes, tout cela sous le pavillon de la république démocratique et populaire. A ce jeu, selon son analyse, l’échec économique et politique du régime et de ces compromis à la petite semaine, le désespoir qu’ils ont causé, ne pouvaient que repousser les déçus vers le refuge de la Tradition érigée en fortin immobile et sacré par le pouvoir socialiste lui-même.


L’issue à ce conflit, l’auteur la voit dans la nécessité pour l’Algérie d’adopter les formes de gouvernance imposée par la mondialisation. La généralisation dans le monde du travail et de la vie économique et culturelle des formes de vie sociale démocratiques lui paraît inévitable si l’Algérie veut survivre. L’ « Américanisation généralisée » comme le croit Régis Debray cité par l’auteur, est inévitable et l’Algérie doit se mettre en position de la pratiquer, tout en maugréant contre l’arrogance tyrannique de l’Occident. Les critiques du pouvoir algériens à l’égard des modes de vie sociale occidentale ne sont pas de mise et ne mènent nulle part.

Si il est sans pitié pour les formes de gouvernements qui ont prévalu, l’auteur ne dit pas mot de la lourde responsabilité du régime socialiste, en son essence même, tel qu’il a été conçu et appliqué en Algérie, d’après le modèle soviétique, la place de la religion mise à part, ce qui est une réserve de taille il est vrai. Pourtant ici comme ailleurs c’est le visage du socialisme totalitaire revêtu par la Modernité qui a entraîné son discrédit total, aujourd’hui encore, après il est vrai la faillite du socialisme social-démocrate à la mode SFIO. C’est parce que le Socialisme a été érigé en messianisme, prétendument laïque mais en réalité Totalitaire que le Pouvoir a échoué en Algérie : c’est parce qu’il était totalitaire qu’il a cru pouvoir faire un bout de chemin avec la tradition pour mieux, pensait-il, l’absorber.

C’est tout à fait en conclusion, dans les dernières lignes qu’apparaît le mot Liberté dans l’essai de Noureddine Toualbi-Thaâlbi, dans une citation de Bergson. C’est peut-être bien là, pourtant, tout l’enjeu des convulsions actuelles de l’Algérie : quelle place faire à la liberté, individuelle et collective, de vivre et de penser, d’entreprendre et d’agir, dans la famille et dans le groupe ou la société. Quel contrepoids lui apporter pour qu’elle soit féconde et non destructrice.

C’est peut-être là le moteur qui pourrait transformer l’Algérie. L’Anomie c'est-à-dire « l’écart entre les rôles que la société assigne et les valeurs que la culture distille.p.81 » dont l’auteur fait son concept-clé, n’est-elle pas un autre visage de la liberté, la liberté de remettre en cause les rôles et les valeurs pour créer autre chose ? Après tout, Durkheim, l’inventeur du concept d’anomie qui était un signe négatif dans son esprit, était un socialiste qui n’était guère un ami de l’individualisme libertaire.

Après qu’elle a été échaudée par le prophétisme totalitaire de l’islamisme et cet autre messianisme totalitaire que fut le Socialisme à la sauce algérienne, moins sauvage mais tout aussi stérilisant, l’heure n’est-elle pas venue pour la société algérienne de prendre le chemin de la liberté, pas seulement de pensée, car elle est en avance sur d’autres pays sur ce chapitre, mais de sortir de l’anomie, c’est-à-dire du conflit sans issue, et d’établir de nouvelles règles, qui dégagent de nouvelles élites, de nouveaux champs d’action, de nouvelles formes de vie individuelle pour la femme et l’homme ? C’est en tout cas ce que semble souhaiter et suggère l’auteur.

Ces questions-là sous-tendent L’Ordre et le Désordre. L’obsession du thème de l’identité, comme vient de le montrer son irruption sur la scène de la vie politique française, est le signe d’une angoisse devant le changement et la liberté d’inventer de nouvelles formes de rapport avec le monde. Comme l’écrit P. Ricoeur, l’identité n’est pas seulement le poids d’un passé, c’est aussi la force de témoigner de la liberté de créer un avenir pour dépasser une histoire.


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