Algérie

L’officier français et le « Syndrome Abane »



L’officier français et le « Syndrome Abane »
Chronique livresque. La nuit de Zelemta* est une fiction qui raconte la rencontre entre un jeune français pied-noir et Abane Ramdane. L’auteur, appelé du contingent lui-même durant la guerre d’Algérie, témoigne, à travers un très beau récit, de l’admiration qu’il éprouve pour le grand chef nationaliste algérien.

Jean-Michel Leutier, pied-noir de Ain Temouchent, est parti étudier à Toulouse. Il a 18 ans et le cœur qui bat pour la sœur de son meilleur ami qui réside à Albi. A Albi justement, il y a une prison que visite chaque dimanche sa dulcinée avec sa charitable mère, Mme Jouli, pour apporter le réconfort aux victimes d’infortune et pour compenser l’éloignement de son mari. On se console comme on peut.


Une force brutale et agressive
Pour ne pas rater une seconde du bonheur de la présence de Rolande, Leutier lui colle à la jupe. Le voici, en ce dimanche de printemps 1953, avec les deux femmes à la prison d’Albi. « Aujourd’hui, nous verrons les politiques », dit Mme Jouli. Bonne décision.

Parmi les politiques, il y a un homme qui a un fort ascendant sur un groupe, il est le chef charismatique. Il est maigre avec un regard qui écrase tout. Il a un nom et un prénom : Abane Ramdane. Intrigué par ce détenu du « Bled », Leutier lui confie qu’il est lui aussi du même pays. Nous n’avons pas écrit compatriote, évidemment.

D’emblée, le jeune lycéen français est séduit par cet homme qui lui dit que l’Algérie c’est leur pays à tous les deux : « Et un jour nous y vivrons tous les deux dans l’égalité et la fraternité qui laissent un peu à désirer, vous n’avez pas encore réfléchi à cette question, n’est-ce pas ? Vous y avez vécu une enfance dorée sur ses plages tandis que moi, eh bien, lors de mes passages là-bas, je faisais autre chose, je ne fréquentais pas les Européens. (…) Ce que nous voulons, c’est une Algérie indépendante pour tous, pour vous comme pour nous… »

Après un long soliloque enflammé, Abane demande à Leutier un service. Celui de lui ramener de chez un libraire toulousain un ouvrage de Lénine intitulé « Que faire ? » ». Leutier accepte volontiers. Mais que pense-t-il de cet homme qui prêche l’indépendance et l’égalité pour tous ? Il a reçu un choc, une déflagration.

Bien plus tard, il se confiera à un prêtre sur son lit d’hôpital : « Aujourd’hui encore, la force, la brutalité, l’agressivité même de cet homme, m’impressionnent, surtout sa facilité à ne pas les dissimuler, au fond, il était passé à l’action, il était déjà en guerre, il n’avait cure de masquer ses intentions politiques ». Mais ne nous pressons pas. Revenons à 1953 et à Leutier qui découvre, grâce à Abane, une Algérie pour les dominants et une autre Algérie pour les dominés, les colonisés. Lui évidemment appartient à celle des dominants.

Leutier est un pied-noir modeste, son père est gendarme – donc symbole de la répression des indigènes – et sa mère infirmière dans un hôpital. Jusqu’à la rencontre avec Abane, il a vécu la vie paisible et dorée d’un pied-noir profitant de la luminosité du pays : soleil, ciel bleu et mer, sans se mêler à une majorité indigène dont le plus riche bachaga demeurait un « melon » aux yeux des plus humbles Européens, comme le précise le narrateur. Mais toute cette injustice, toute cette oppression, toute cette humiliation, Leutier, l’insouciant Leutier, est passé à côté avant la rencontre avec Abane.

Livre en main, voici Leutier à nouveau face à au détenu Abane qui lui demande ce qu’il avait retenu de leur première conversation. « Que Abane travaillait à une Algérie nouvelle, libre, indépendante, forte de toutes les communautés à égalité de droits, une Algérie où les Français occuperaient toute leur place ». Evidemment que Leutier ne redoutait pas cette Algérie. Abane, décidément prolixe, mais autoritaire, mais directif, lui raconte ses faits d’armes de colleur d’affiches, créateur de réseau pour l’indépendance de l’Algérie puis membre du PPA (Parti Populaire Algérien) avant d’être arrêté à… Ain Temouchent probablement par le père du jeune lycéen, lui dira-t-il. Clin d’œil du destin.

Leutier épargne Abane
A la suite de ses visites, Leutier fut atteint d’une affection inconnue « Le Syndrome Abane » qui « le plongeait à Toulouse dans des visions aussi lucifériques que prémonitoires de l’avenir prochain de l’Algérie française ».

Le jeune Leutier, si brillant fut-il dans les études avec une licence en droit à 20 ans à un cheveu du doctorat et du barreau, refuse pourtant le sursis militaire et se jette dans la bataille de la guerre d’Algérie pour défendre le pays de ses « ancêtres ». Courageux, il gravit très vite les échelons jusqu’au grade de lieutenant.

Mais entre-temps il y a eu la nuit de Zelemta, près de Mascara. Il était alors aspirant et commandait une section composée de 3 groupes. Ils encerclèrent les mechtas dans une nuit sans lune. Un filet de lumière est perceptible à travers la porte de l’une d’elles. Ils l’encerclent. Leutier cassa la porte d’un violent coup de pied. Surprise : 4 hommes assis autour d’une lampe à pétrole. Ils sont paralysés, non par la peur comme le précisera Lantier, mais par la surprise.

Au premier coup d’œil, l’officier français reconnait Abane sous la capuche de sa Djellaba. Un autre membre du CCE, Dahleb est avec lui, tous deux en route vers le Maroc. Leutier peut d’une balle mettre fin à celui qui est présenté comme le cerveau de la Révolution algérienne, celui qui est derrière tous les malheurs des colons, celui qui veut bouter hors du pays tous les colons y compris son père et sa mère.

Mais lucide, Leutier sait d’avance que le combat est perdu et que Abane, pour l’avoir écouté, était le seul chef FLN qui il lui semblait ne pas être « hostile foncièrement à une participation active des pieds-noirs à la construction de l’Algérie nouvelle. » Il chargea alors ses hommes de fouiller les 3 autres, lui s’occupera d’Abane. Il le fouille « leurs regards se croisèrent, froids, presque hautains, visages marmoréens », découvre un pistolet automatique, mais fait comme si de rien n’était d’autant que les 3 autres étaient désarmés. S’il avait dénoncé Abane, les 4 amis auraient été embarqués et peuvent être exécutés.

Leutier n’est pas fier de lui. Il se sent traître. Mais « grâce à Ramdane », il avait pressenti avant tout le monde ce qui se profilait d’inéluctable. Dès lors, il n’avait pas jugé digne de sa conception de l’existence de procéder à l’arrestation du responsable de son « Syndrome ».

En vérité, un beau livre-hommage à Abane, le pur, Abane, le juste, Abane, l’irascible, Abane, l’impulsif, mais Abane l’incorruptible, Abane le génie politique qui aurait pu être le Mandela algérien.

René-Victor Pilhes
La nuit de Zelemta
Editions : Albin Michel


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