A la suite des
élections tunisiennes et de la large victoire du parti de Ghannouchi,
le débat sur la menace islamiste est revenu à l'ordre du jour.
C'est avec
pertinence, et en avouant une évolution considérable des positions qu'il
affirmait jusque là, que M. Bakir s'interroge dans
une contribution parue dans El Watan et le Quotidien
d'Oran. Est-ce que « la plate-forme politique d'Ennahda
présage de la remise en cause du caractère républicain de l'Etat tunisien, de
sa nature démocratique ? Prône-t-elle la mise sous tutelle du suffrage
universel ? Menace-t-elle la séparation et l'équilibre des pouvoirs ?
Remet-elle en cause la souveraineté populaire comme source de légitimité et
prône-t-elle l'instauration de plusieurs collèges ? Introduit-elle des
distinctions fondées sur le sexe, l'ethnie, les croyances, la capacité ou la
richesse ? Se refuse-t-elle au respect des règles du jeu démocratique
d'accession et d'alternance dans l'exercice des pouvoirs ?» A toutes ces
questions nous pouvons répondre non, même si le programme du parti porte en
entête : au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux. Et nous pouvons même
ajouter qu'Ennahda n'a pas annoncé aux tunisiens
qu'ils devront changer d'habitudes alimentaires et vestimentaires, même s'il se
propose de protéger les femmes de la débauche. Pour autant, pouvons-nous
considérer que l'issue des élections a été celle que méritait le peuple
tunisien ? Oui nous diront ceux qui estiment que ce parti a toujours refusé de
pactiser avec Ben Ali, qu'il luttera contre la corruption avec conséquence et
qu'il serait celui qui aurait le plus souffert de la répression. Oui diront
ceux qui pensent que c'est tout simplement le jeu démocratique et qu'Ennahda a su parler au peuple. Non diront ceux qui
s'inquiètent de voir un membre d'Ennahda à la tête de
l'éducation. Non s'offusqueront ceux qui s'alarment lorsque Ghannouchi
refuse de répondre quand on lui demande ce qu'il pense de la séparation du
politique et du religieux. Trop tard semble dire M. Bakir,
«dans la mesure où Ennahda a été admis comme un
partenaire politique dans le processus du changement. Qu'il n'a pas été dénoncé
comme une menace sur ce processus.» Il ajoute même, pour faire bonne mesure :
«la vigilance ne devrait pas signifier de s'en remettre à la primauté des
préjugés et des procès d'intentions». Mais n'est-ce pas lui qui fait un procès
injuste à ceux qui ont peut être commis une erreur d'appréciation ? N'a-t-il
pas lui-même, été membre d'un parti qui a accepté, dans le processus engagé
après octobre 88, une organisation qui était une menace pour la transition
démocratique en Algérie? N'a-t-il pas ensuite demandé l'arrêt du processus
électoral dans lequel avait participé cette organisation intégriste ? Et même
son interdiction ? Pour ma part j'estime que c'était légitime, mais je ne me
permettrais pas de laisser planer le moindre doute sur l'attitude des
démocrates et des forces de gauche tunisiennes. Elles ont eu raison d'accepter
la participation d'Ennahda dans la compétition, tout
simplement parce qu'à partir du moment où un parti renonce formellement à
l'instauration d'un Etat théocratique, on ne peut pas considérer que c'est
encore un parti islamiste. Ce n'était pas le cas du parti dissous en Algérie.
C'est pourquoi, s'il ne faut pas sous-estimer la menace, il ne faut pas, pour
autant, la surestimer. Surtout il ne faut pas se tromper sur sa nature. «Mal
nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde» disait Albert Camus.
Enfin, le contexte international n'est pas le même que celui qui a présidé à
l'arrêt du processus électoral en Algérie et la société tunisienne de 2011
n'est pas la société algérienne 20 ans plus tôt. Et si l'archaïsme en matière
de pensée et de pratique religieuse, qui existe dans certains segments de la
société tunisienne, peut mener à l'islam politique, il ne doit pas être
confondu avec lui. Mécaniquement.
M. Bakir estime que
c'est le Printemps arabe qui a permis l'émergence d'un courant islamo-démocrate et s'interroge sur sa capacité à résister
aux pressions des salafistes. Le titre de sa
contribution est Tunisie : victoire islamiste ou évolution réformiste ? Il nous
explique qu'avec Ennahda nous avons à faire à une
forme de réformisme pas à l'islamisme radical. Il oublie juste de nous préciser
que si ce réformisme est bien là pour contrarier le radicalisme, c'est autant
le radicalisme islamiste que le radicalisme démocratique et laïc. Un peu comme Bouteflika qui, pour justifier sa politique d'amnistie,
renvoie dos-à-dos deux extrémismes, dont l'un aurait agit au nom de l'islam et
l'autre au nom de la laïcité. En fait M. Bakir se
trompe, il n'est pas juste oublieux. Tout comme le nationalisme arabe, l'islamisme
est en crise. Mais l'un et l'autre s'adaptent et… s'allient. En vérité c'est la
résistance démocratique à l'islamisme radical qui a permis qu'Ennahda «avance comme filiation du courant réformiste
musulman du siècle passé». D'abord parce que tant que la menace de l'aile
politique intégriste et radicale était là, la pensée religieuse n'a jamais
connu d'avancée. Il faut juste se rappeler que Ghannouchi
était le conseiller d'un des chefs du parti des assassins. Il l'a abandonné
pour des raisons tactiques, quand a été prise la décision d'occuper les places
publiques d'Alger, dans le cadre de la grève insurrectionnelle de juin 91.
D'ailleurs, il reste à Ghannouchi quelques séquelles
de cette époque. Quand il parle du français comme d'une «pollution», il n'est
pas sans rappeler celui qu'il conseillait et qui dénonçait les «éperviers du
colonialisme». Par ailleurs M. Bakir néglige le fait
que le courant réformiste musulman a été toléré par le colonialisme du siècle
passé, lui aussi, afin de contrarier le courant radical, incarné par les
tenants de l'indépendance. Nos oulémas que l'on peut classer dans ce courant
réformiste étaient des assimilationnistes. La troisième voie, entre le statu
quo et le changement radical. En Algérie, le FLN et en Egypte, Nasser réaliseront
les tâches que ce courant était, au final, chargé de contrarier. Il ne faut
donc pas s'étonner, qu'aujourd'hui encore, des pressions soient exercées par
les Etats Occidentaux et du Golfe pour que l'Algérie reconnaisse le CNT libyen
qui vient d'annoncer qu'il allait instaurer la charia et donc que notre pays
s'accommode aussi des résultats électoraux en Tunisie. Au moment où se pose la
question du dépassement du compromis entre rentiers, libéraux et islamistes en
Algérie, ne serait-ce pas un «encouragement» au pouvoir pour ne pas aller trop
vite ? A ne pas céder à la pression de la rue ? Quitte à faire comme Mohamed
VI, quelques réformes qui seront appréciées. D'une certaine manière ce ne
serait pas la Tunisie
qui serait le cas unique dans la région, mais bel et bien, encore l'Algérie.
«Les étrangers
qu'on préfère c'est les étrangers de couleur, parce qu'on les repère de loin»
chantait Charlélie Couture. En fait pour M. Bakir, il semble, qu'en politique, les seuls à représenter
une menace sont ceux qui veulent vous égorger. Si vous n'avez pas un couteau
entre les dents, eh bien ça y est, vous n'êtes plus un danger. Même si votre
politique pousse les gens à s'immoler par le feu ou à risquer leur vie en
traversant la mer sur des barques de fortune. De ce point de vue Ennahda représenterait peut être bien un péril. Pas le même
que Khomeiny ou que les talibans. Ce serait pourtant une menace d'autant plus
grande qu'elle serait pernicieuse. Non pas parce que Ghannouchi
fait preuve d'un double discours, derrière lequel il cacherait sa radicalité,
mais bien parce que, comme le FIS algérien, il dit clairement ce qu'il a
l'intention de faire : rien, ou pas grand-chose. Surtout en matière économique.
Il annonce même qu'il est prêt à des alliances gouvernementales, car les partis
qui prétendaient s'opposer à Ennahda ont, pour l'essentiel, le même programme que lui. Voilà la Tunisie condamnée à
l'immobilisme. Comme l'Algérie de Bouteflika, dont M.
Bakir estimait, il y a quelques années, que s'il
était effectivement le représentant du despotisme néolibéral, alors cela
signifierait que le pays était sorti de la crise et que l'on pouvait se réjouir
puisque ni le système rentier, ni l'islamisme n'étaient plus des menaces.
A l'heure où les
indignés se lèvent partout à travers la planète pour dénoncer le fait que les
intérêts de 1% s'imposent à ceux de 99% des citoyens, il ne faut plus être
aveugle sur les dangers qui pèsent sur la démocratie. Il ne faut pas oublier
comment en Europe on oblige les peuples à voter jusqu'à ce qu'ils votent comme
il faut, c'est-à-dire jusqu'à accepter que soient gravées dans le marbre
constitutionnel la libre concurrence et les politiques d'austérité. Tocqueville
mettait en garde contre un despotisme «plus étendu et plus doux» qui «dégrade
les hommes sans les tourmenter». Nous y voilà, mais ce n'est pas un drame nous
dit M. Bakir.
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Posté Le : 03/11/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Yacine Teguia
Source : www.lequotidien-oran.com