Publié le 09.10.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Herzallah Abdelkarim(*)
L'intelligence artificielle, souvent abrégée en IA, suscite des débats marqués à la fois par l'optimisme quant aux opportunités qu'elle offre et par les exigences qu'elle impose. La part de la pensée vagabonde qui s’évade de la réalité dans ces discussions n’est pas absente bien que la discipline ne soit plus un sujet d’anticipation pour les réalisateurs de films de fiction, entre autres. Elle est un fait incontestable. Voilà une dizaine d’années qu’elle s’est positionnée avec force et détermination dans des secteurs structurels tels que la santé, l’enseignement, la défense, l’administration… dans la continuité de l’ère du numérique. Elle ne fait que commencer car les attentes liées à cette discipline sont immenses et englobent bien plus que les activités structurelles mentionnées. Elles s'étendent à tous les aspects de la vie. Il est par ailleurs important de souligner que le déploiement de l’IA dans le pays n’est pas une tâche facile, contrairement à certaines affirmations qui circulent ici et là.
Un système IA est loin d’être un effet de mode. Il est essentiel de le prendre avec parcimonie, car il façonnera de manière significative notre manière de travailler et notre manière d'interagir avec le monde qui nous entoure. Mais quelles que soient la qualité et la performance du substrat sur lequel il repose, il ne peut pas miraculeusement convertir le bronze en or, ni transformer une stratégie modeste en une situation socio-économique prospère.
Cet article vise à contribuer à l'élaboration de la stratégie nationale en matière d'intelligence artificielle, un domaine qui requiert encore des directives et une orientation de la part des autorités publiques du pays. L’article entend aussi alimenter la réflexion sur les conditions de déploiement des outils et dispositifs de cette discipline au sein de la sphère des institutions et des établissements publics du pays. Nous ne mettons pas de côté les différentes initiatives prises dans le pays telles que la mise en place d’un Conseil national scientifique de l’IA, ou encore le plan stratégique de l’IA et la recherche scientifique.
Après une longue latence… le réveil
Les prémices de l’IA ont commencé dans les années 40 avec la machine de Turing, et plus tard le test de Turing du nom de son inventeur qui a été le déclencheur de cette discipline dont l’intitulé est née lors d’une rencontre ayant regroupé des chercheurs dont le plus illustre est Marvin Minsky au collège de Dartmouth en 1956 dans le New Hampshire aux USA. La conférence, financée par Rockefeller, marqua la naissance d’une «science» nouvelle ayant pour nom l’intelligence artificielle. Pour l’anecdote, la conférence s’est tenue devant un auditoire d’à peine 20 personnes et 6 seulement ont assisté jusqu’à la fin, nous dit-on, tellement le sujet ne suscitait aucune convoitise, quoiqu’une interrogation de taille était et demeure toujours posée : comment se faisait-il que l’intelligence, le propre de l’homme, soit confiée à une entité artificielle qui rivaliserait avec l’humain ?
Durant une période euphorique des années 60, 70 et 80, les travaux sur l’IA, menés entre autres par Noam Chomsky et sa grammaire transformationnelle, pionnière du modèle linguistique utilisé dans le ChatGpt, allaient traverser une période précaire principalement due au manque de capitaux, accentué par des projets de recherche scientifique inaboutis tels que le projet japonais ICOT qui avait englouti d'importantes ressources financières sans concrétiser les promesses qui avaient été faites, décevant ainsi les attentes qui avaient été placées en lui.
Après plusieurs péripéties, la discipline a connu son décollage vers les années 2000 où l’IA symbolique a laissé place à l’IA connexionniste avec le déploiement des réseaux de neurones artificiels et l’apprentissage profond pour la reconnaissance d’objets sur des images. Si le réseau de neurones a été théorisé dans les années 30, son intérêt opérationnel n’est définitivement démontré que vers 2010.
Aussi lunaire soit-elle, l’IA n’a pas une définition universellement admise, bien qu’elle soit ancrée dans le domaine de l’informatique. Elle est «une méthode permettant à un ordinateur de se comporter intelligemment». Ceci semble être une définition ou un fragment d’une définition possible de l’IA. Elle renvoie aujourd’hui à un éventail large de disciplines, de technologies et de méthodes. Des observateurs dans le domaine soutiennent que l’inexistence d’une définition universellement admise pour l’IA est ce qui fait son développement rapide car les chercheurs ne sont pas astreints à des concepts d’une définition rigide. Ils donnent libre cours à leur imaginaire, parfois aux dépens de l’éthique. Il faut toutefois signaler que l’arrivée récente de ChatGpt a révélé que l’IA peut se déployer auprès du grand public, qui a intégré dans ses usages la présence d’assistants artificiels. ChatGpt a démocratisé l’IA car il est facile, rapide, puissant et attractif.
Où se trouvent les perspectives les plus prometteuses de l’IA ?
Les domaines de l’IA les plus prometteurs, à notre humble avis, concernent la reconnaissance d’objets et de visages dans des images avec un spectre très large d’applications (santé, agriculture…) ainsi que la sémantique et le traitement du langage et du texte. Ce dernier point dont ChatGpt excelle, peut concerner l’interprétation de textes juridiques non pas pour rendre la justice meilleure que celle qui est rendue par les juges, mais pour la rendre identique à tous les citoyens quel que soit le lieu de résidence.
Enfin, une troisième perspective de déploiement de l’IA est la recherche autour des jeux. Ces applications sont très complexes, et leur mise en œuvre dénote de la qualité des programmeurs et des développeurs. Une des applications dans ce domaine peut être de dessiner une ville et planifier ses infrastructures : gestion de la distribution optimale d’énergie et de l’eau, la conception d’un système de santé pertinent, la gestion d’une catastrophe naturelle, etc. Ceci étant dit, voici quelques applications qui, pour leur développement, doivent nourrir un dialogue constant entre la recherche fondamentale (mathématiques, informatique…), la recherche appliquée et le monde socio-économique, entretenant un écosystème riche, inventif, engagé dans le développement du pays. Ces applications sont souvent le fruit de start-up et de spin-off issues des universités et des écoles supérieures. Nous nous sommes limités par manque d’espace à deux ou trois parmi elles, choisies pour leur complexité où l’humain peine à trouver des solutions.
a) L’IA dans le domaine de l’agriculture : Dans notre pays à vocation agricole, l’agriculture est concernée par le déploiement de l’IA pour traiter des masses très importantes de données. Dans de tels cas, un système d’IA de captation d’images à l’aide de caméras embarquées sur un drone est nécessaire pour disposer d’indications sur l’état et la composition des sols. Il est possible d’effectuer en permanence et à tout instant un diagnostic des cultures et plantations : maladies, insectes ravageurs, parasites… Ce système permet à l’agriculteur de réagir aussitôt pour déployer une solution appropriée contre ces maladies.
Au-delà de l’agriculture, les perspectives de tels systèmes sont infinies : défense, robots de surveillance marine et terrestre, trafic routier, logistique, aménagement du territoire…
b) Cybersécurité
L’IA dans ce domaine a pour vocation de protéger les biens, les personnes et les services en affrontant et en parant des attaques sophistiquées par l’utilisation des réseaux et des machines en temps réel pour capturer et analyser toutes les connexions quel que soit le nombre par milliers de postes informatiques. Les applications de la cybersécurité concernent la lutte contre la fraude bancaire, les transactions douanières douteuses… Dans ce cadre, aussi, des applications spécialisées dans la reconnaissance faciale sont développées pour évaluer des expressions ou reconnaître des visages, ce qui est fort intéressant pour déceler des comportements douteux ou malintentionnés parmi une foule de personnes, comme dans un aéroport par exemple.
Faire de l’IA un moteur de transformations
Faire de l'IA un moteur de transformation nécessite une vision stratégique, des investissements ciblés et une collaboration continue entre les secteurs public et privé. L’IA est un moyen parmi tant d’autres à la disposition des pouvoirs publics, qui repose sur des principes scientifiques et des méthodes empiriques. Elle n’est pas forcément toujours une réponse appropriée au problème posé. Ca n’est pas la panacée. L’IA n’est pas une science exacte au sens que les résultats qu’elle fournit sont des résultats approchés, plausibles ou probables. Un système IA bien que reposant sur des outils relevant de la science exacte comme la topologie algébrique ne fournit généralement que des résultats avec une certaine plausibilité, par exemple un drone piloté par une IA peut rater sa cible et c’est la raison pour laquelle des pays économiquement avancés ne pilotent pas leurs drones militaires avec des IA. Pour que le système soit performant, il faut qu’il opère sur des données hautement bien entraînées, du moins quand il s’agit de systèmes orientés vers la reconnaissance et l’identification.
La réussite d’un système IA est liée à une série d’exigences parmi lesquelles la création d’un environnement propice basé sur une gouvernance efficace, la disponibilité de données massives, sécurisées, de qualité et bien entraînées, la création de start-up d’entraînement de données et de collecte de données, les collaborations internationales tout en veillant sur la souveraineté et en bannissant le mimétisme devant la myriade d’applications disponibles dans la toile.
L'intelligence artificielle conquiert le monde : nécessité d’une stratégie nationale de l’IA
Les opportunités offertes par l’IA sont mondialement reconnues. De plus en plus de pays ont intégré l’intelligence artificielle comme facteur clé dans leurs stratégies de développement. L’IA est devenue, au côté de la numérisation, un thème clé dans les stratégies nationales, plus rapidement que tout autre thème de technologie récente. Les avantages évoqués précédemment, résultant de l'introduction d'un système d'IA dans le pays, ne pourront être obtenus qu'à travers une approche réfléchie qui impliquerait l'ensemble du secteur public et privé, notamment les institutions gouvernementales, unies par le biais d'un plan national stratégique pour l'IA qui s’intéressera à une question fondamentale : Comment faire entrer l’Algérie dans l’ère de l’IA ? La réponse à cette question affrontera les défis suivants : Comment pouvons-nous garantir que les opportunités offertes par l’IA seront mieux utilisées pour stimuler la croissance économique et la compétitivité des entreprises ? Comment pouvons-nous garantir que le secteur public sera en mesure d'utiliser les opportunités offertes par l’IA dans ses propres activités, et produire ainsi de bons services publics ? Comment s’assurer de la disponibilité des ressources pour bien former les cadres de demain capables de développer, de rivaliser, d’attirer les talents essentiellement des Algériens installés à l’extérieur et de créer les liens d’une collaboration féconde et souveraine à l’international ? Comment pouvons-nous garantir que les structures de la société s’adapteront aux changements apportés par l’intelligence artificielle ?
La transversalité des réponses à apporter à ces défis nécessite une gouvernance souple et efficace, sous la forme par exemple d’un département interministériel, qui définira ses missions autour du pilotage de l’IA à l’échelle nationale, la coordination, l’identification des besoins et l’intégration de tout ce qui est utile et nécessaire au développement de l’IA en Algérie, en se focalisant sur des domaines réalisables et d’une importance extrême pour le bien-être de la nation. En d’autres termes, faire entrer l’Algérie dans l’ère de l’intelligence artificielle nécessite des actions de très grande envergure.
Devrions-nous avoir peur de l’IA ?
Toute nouvelle science suscite des craintes qui, avec le temps, elles se dissipent. En général, comme toute technologie, l'IA a le potentiel d'être utilisée à des fins positives ou négatives, mais elle n'a pas de volonté propre ou de désir de nuire. Cela dépend de ce qu’en fera l’humain.
Cependant, il est important de reconnaître les risques potentiels associés au développement de l’IA. À titre d’exemple, certains craignent que l'IA puisse créer un chômage massif en étant utilisée pour automatiser des emplois humains. D'autres s'inquiètent de la possibilité que l'IA soit utilisée pour créer des armes autonomes qui prennent des décisions mortelles sans intervention humaine… Ce sont des craintes légitimes, mais peuvent être contredites en évoquant d’autres sciences qui, en leur temps, ont été mises à l’index de la même sorte, et que leur déploiement dans la réalité a prouvé le contraire. À titre d’exemple, l'informatique a contribué non seulement à la création d'emplois, mais elle a également amélioré les conditions de travail. En revanche, il est tout aussi important de reconnaître les nombreux avantages potentiels que cette technologie peut offrir. Cela amène à évoquer l’éthique de l’IA.
L’inapplication ou l’inexistence de textes réglementaires, comme ceux produits lors de la conférence d’Azilomar en 2017 aux USA, fait que l’IA soit constamment en avance sur le législateur. Chaque fois qu'un texte est finalisé, qu’il est rapidement dépassé par l'évolution très rapide de l'intelligence artificielle. À titre d’exemple, l’Union européenne peine depuis 2020 à promulguer un texte sur l’éthique. Il y a plusieurs raisons à cela : l’importance des enjeux (Elon Musk, le patron de Twitter, n’a pas investi dans l’IA pour l’argent, mais ses investissements visent à contrôler l’IA et ses usages). La course aux armements fondée sur l’IA complique aussi la promulgation de textes sur l’éthique, tout comme les biais, la sécurité des données, la confidentialité, etc.
Conclusion
L’IA est arrivée en Algérie bien avant ce que l'on pourrait penser, mais son utilisation était principalement axée sur la formation. Aujourd'hui, plus que jamais, il est temps de franchir une étape supplémentaire et de prendre des mesures nettement plus audacieuses pour élaborer une vision claire de l'utilisation de l'IA dans le développement de l’économie. Le secteur public ne peut plus simplement se contenter d’un rôle de régulateur à distance, car adopter une telle posture pourrait nous exposer au risque d'être dépassés par des avancées technologiques.
À titre d’exemple, au moment où nous clôturons cet article, le MIT aux états-Unis vient d’annoncer des recherches concluantes sur les réseaux de neurones liquides. Il s’agit d’une véritable révolution car ce nouveau type de réseaux va bouleverser le monde de l’IA, notamment dans les domaines de l’identification et de la conduite d’engins. Ces réseaux contournent les difficultés majeures que rencontre l’IA en termes de puissance de calcul, de mémorisation et d’interprétation. À titre d’exemple, un réseau profond actuel requiert environ cent mille neurones artificiels pour effectuer une tâche comme garer une voiture sur voie routière. Le réseau de neurones liquides accomplira la même tâche avec seulement une vingtaine de neurones.
La conséquence de cette très importante réduction de neurones permet au modèle de fonctionner sur des petits ordinateurs attachés à des robots. De plus, le réseau devient beaucoup plus interprétable car jusqu’à présent, il est parfois difficile de comprendre comment un modèle d’apprentissage en profondeur parvienne à une décision particulière. L’intelligence artificielle frugale s’intéresse aussi à ce genre de découverte.
L'essor de l'intelligence artificielle offre une opportunité supplémentaire pour le pays de démontrer, dans une première étape, son leadership en tant que producteur de technologies de pointe au niveau continental, et cela pourrait générer des avantages significatifs pour la croissance économique.
H. A.
(*) Spécialiste en intelligence artificielle. Expert en conduite de changement.
Email : abdelherz@gmail.com
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Posté Le : 10/10/2023
Posté par : rachids