Algérie

"L'instabilité est due aux rapports de force entre les clans au pouvoir"



Dans cette interview, Amor Khelif revient sur l'instabilité que connaît le management de Sonatrach depuis 2000 et ses conséquences sur la gestion et les performances du groupe.Liberté : La valse des P-DG ne connaît pas de répit au sein de la compagnie pétrolière nationale. En vingt ans, douze P-DG se sont succédé à ce poste. En neuf ans, Sonatrach a déjà consommé six présidents-directeurs généraux. Quelles-sont, selon vous les raisons de cette instabilité ' Qui prend, d'après vous, la décision de ces changements à ce poste de responsabilité ' Peut-on réellement parler à ce propos de lobbies derrière ce genre d'injonctions '
Amor Khelif : Les changements ne concernent pas seulement les P-DG de Sonatrach, il y a aussi la valse des ministres en charge du secteur. De nombreux ministres se sont succédé, en effet, à la tête du département de l'énergie durant la dernière décennie. Cette instabilité réside au sein même des structures étatiques et des institutions qui s'ajoutent, en fait, à celles relevant du secteur des hydrocarbures.
Ces changements sont effectués au gré des conjonctures et des rapports de force entre les différents clans au pouvoir. Il y a aussi le pouvoir des compagnies étrangères qui, elles-mêmes, de par leur présence en Algérie, de leurs investissements et la position stratégique qu'elles ont acquise dans le secteur, tentent d'exercer des pressions. Autant d'éléments qui ont contribué à cette instabilité dont souffre la Sonatrach. Ce phénomène est également généré par l'absence d'une stratégie sur le moyen et le long termes au sein de Sonatrach. L'on doit évoquer aussi l'inexistence de critères de sélection des compétences pour diriger les instances et autres démembrements de ce groupe, voire de tout le secteur. C'est en fonction de l'émergence ou de la baisse de pouvoir de certains segments du système que la décision est prise en faveur d'un tel ou tel cadre.

Durant toute cette période, l'on a assisté à de véritables limogeages sans raison valable apparente. En plus, l'on n'établit jamais de bilan de la gestion du P-DG remercié.
Quand on parle de bilan, je crois qu'il faut renvoyer à la culture économique algérienne. Depuis la réorientation des choix économiques du pays des années 1980, je mets au défi tous les économistes pour me trouver ne serait-ce qu'une demi ligne qui explique les raisons, le contenu, le sens directionnel de cette bifurcation économique empruntée par le pays à cette époque. Il y a eu quelques critiques mais l'on n'a pas procédé à une évaluation objective des faits. L'absence de critiques et de bilans des situations antérieures est devenue un phénomène qui caractérise l'ensemble de l'économie nationale. En termes plus clairs, nous n'avions aucunement cette culture des bilans dans notre pays. Car, les contrôles demeurent faibles, compte tenu du mode de fonctionnement de l'économie, notamment des modalités de recrutement des managers à qui l'on ne fixe pas d'objectifs de résultats bien déterminés.
Chez nous, l'on ne désigne pas les responsables pour des résultats bien définis. Autrement dit, l'on ne les choisit pas pour leurs capacités professionnelles et leurs compétences à réaliser les objectifs tracés et les résultats prévus mais parce qu'ils correspondent tout simplement aux sensibilités des décideurs et des segments du pouvoir les plus dominants et les plus forts du moment.
Quel impact ont eu tous ces changements sur l'entreprise en termes de gouvernance, de stratégie, d'efficience, de production, de parts de marché, de crédibilité à l'international '
Dans l'industrie du pétrole et du gaz, cette question d'instabilité est extrêmement sensible pour les investisseurs étrangers. Car, il s'agit d'un domaine d'activité très risqué. Pour venir investir des centaines de millions de dollars, les compagnies étrangères approfondissent souvent leur réflexion et étudient régulièrement de nombreux aspects notamment la stabilité au sein du personnel de l'encadrement et la stabilité juridique. Elles prennent en compte également un autre paramètre lié au volume des investissements qu'elles engagent. Une chose est sûre, l'instabilité est mal vue par les entreprises étrangères puisqu'elle reste pour elles le premier obstacle qui détermine leur option pour un territoire ou un autre. Toutes ces incertitudes continuent à ternir l'image de Sonatrach sur le plan international. Ce qui, par conséquent, affecte le climat de confiance créé auparavant entre la compagnie pétrolière nationale et ses cons?urs d'outre-mer. Or, les grands groupes spécialisés dans les hydrocarbures préfèrent investir dans un pays sur le long terme pour des durées allant de 10 à 30 ans. Et une quelconque défaillance de leurs interlocuteurs va susciter en eux un manque de confiance qui les dissuade à concrétiser leur venue. Au plan national, aucun des problèmes du marché n'a été réglé. Je pense en particulier à la question de la sécurité des approvisionnements du marché intérieur à long terme notamment en matière de gaz naturel. En tout cas, l'arbitrage se fera aux dépens du volume des exportations si l'on veut couvrir demain les besoins du marché local sur les 35 ou 40 ans à venir. La couverture de la demande nationale à long terme en gaz est une question centrale à laquelle le pays est confronté. D'où l'impérative relance de la production du gaz naturel dont les réserves sont trois fois plus importantes que celles du pétrole. Le problème va se poser davantage si l'on ne revoit pas ces arbitrages car de nos jours, l'on exporte une cinquantaine de milliards de m3 de gaz vers l'étranger. Peut-être, dès l'année prochaine, il faut envisager d'autres profils d'exportations plus modestes, plus modérés. Mais peut-on envisager une telle révision compte tenu de la lourdeur contractuelle de la rente du gaz naturel ' En tout cas, la question est sérieusement posée étant donné cette demande locale qui ne cesse d'augmenter de 6 à 8% en moyenne.
Cela a engendré également le départ massif des compétences vers les compagnies concurrentes qui leur offrent de meilleures conditions socioprofessionnelles et surtout une meilleure considération?
Effectivement, Sonatrach a subi une véritable saignée depuis une quinzaine d'années. Cela est essentiellement dû entre autres raisons aux inégalités des rémunérations entre Sonatrach et les compagnies étrangères. Or, il fallait anticiper et trouver des solutions négociées qui réduiraient tous ces écarts entre les salaires. À Hassi Messaoud, les travailleurs me disaient à chaque fois : il suffit de traverser la rue pour obtenir le double de nos salaires, allusion faite aux compagnies étrangères implantées en face de la base de Sonatrach. Cela concerne surtout les segments les plus sensibles à savoir les foreurs, les exploitants des gisements, des producteurs?très sollicités par les firmes étrangères.
Des experts très au fait du secteur de l'énergie s'accordent à dire qu'au sein de Sonatrach, il n'existe pas de vision claire ou de véritable stratégie à court, moyen et long, termes. L'on peut citer de nombreux exemples illustrant cette anormalité tels que l'achat d'une raffinerie vieille de 70 ans payée très cher, des projets identifiés, voire finalisés, qui ont fini par être abandonnés... Partagez-vous cet avis ' Quelles sont, selon vous, les causes à l'origine de ce constat ' Quelles sont les conséquences sur la compagnie nationale '
à mon avis, il faut faire la part des choses. Sonatrach est l'agent technique de l'Etat algérien qui est son actionnaire unique. En principe, c'est à l'Etat, au gouvernement, au ministre de l'énergie de définir la ligne de conduite. Le constat est là : la compagnie nationale se trouve en défaut de stratégie depuis un certain nombre d'années. Le cas de la raffinerie d'Augusta en Italie est, de l'avis de tous les experts, une aberration. Elle est très coûteuse de par son ancienneté (70 ans) et des opérations de dépollution imposées par la réglementation en Italie. On aurait pu implanter cette raffinerie ici en Algérie. Et son installation localement serait à coup sûr moins coûteuse. Il y a également l'autre atout de l'expérience de notre pays dans le raffinage. L'autre dysfonctionnement qui reflète l'absence de stratégie a trait à cette disposition de la loi 2005 qui a autorisé le ministère de tutelle via Sonatrach de surtaxer les bénéfices (gros profits) des compagnies étrangères sur des contrats paraphés antérieurement avec des clauses fermées. Cette irrégularité a permis à des compagnies, comme Anadarko, de gagner leur procès à l'international contre Sonatrach. La société américaine a gagné même plus que les profits que Sonatrach espérait engranger avec ce nouvel article de loi. Ce manque de vision claire a fait que l'on déplore aujourd'hui une faiblesse des capacités d'analyse, de saisie de la réalité, de projections, d'études de prospective?à cause de l'instabilité des animateurs de ce qui devrait être la stratégie propre à Sonatrach. Ces derniers ont à peine la capacité à gérer leur carrière pendant les 18 mois que durera leur maintien à leur poste.
Face à cette gouvernance approximative, quelles solutions préconiseriez-vous en tant qu'expert '
Il faut d'abord améliorer l'organisation des activités de Sonatrach. Il faut clarifier énormément de choses au sein de cette entreprise. Il faut fixer des objectifs de résultats et renforcer l'évaluation de ces derniers. Un P-DG doit être désigné sur la base de ses compétences dans le secteur et pour des résultats bien définis que le gouvernement doit contrôler. Il faut impérativement organiser ce contrôle qualitatif des activités de Sonatrach. Que la compagnie nationale se consacre à ses activités principales et spécifiques à savoir l'exploration, la production, peut-être le transport et les exportations ainsi que la livraison du gaz au marché intérieur. Elle doit se délester des autres activités connexes. Ce regroupement généralisé des activités fait que cette tâche est difficile. En plus de cette contrainte, les autres raisons liées à l'instabilité et la faiblesse des critères de désignation des responsables ont engendré cette situation intenable à Sonatrach, marquée par un manque de compétitivité flagrant. En outre, l'Etat doit préciser si l'on va poursuivre cette spécialisation internationale du pays en exclusivité dans les hydrocarbures qui a causé beaucoup de pressions sur ce secteur (hydrocarbures). Ce dernier permet en effet de financer les importations des produits alimentaires et autres. Sonatrach fait face en effet à une forte pression sociale provoquée par l'image symboliquement surdimensionnée qu'a l'opinion publique sur elle. Compte tenu de la conjoncture difficile que traverse le pays, l'Etat dispose d'une ultime marge de man?uvre : il faut modérer la spécialisation internationale du pays dans le secteur des hydrocarbures. Il faut aussi réfléchir à d'autres alternatives de création de richesse. Ce n'est pas évident aujourd'hui étant donné cette dépendance aux hydrocarbures (98 % des exportations) qui représente les deux tiers de la fiscalité publique. Entre 1970 et 2010, l'Etat a investi plus de 1 100 milliards de dollars dont 800 milliards émanant de Sonatrach, pour, disait-on, diversifier l'économie. Autant d'argent dépensé durant toute cette période pour des résultats catastrophiques.

Propos recueillis par : BADREDDINE KHRIS


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