Algérie

L'insoutenable idée de la culpabilité permanente



L'insoutenable idée de la culpabilité permanente
Enemy Way de Rachid Bouchareb plonge dans les profondeurs insondables du pessimisme et de l'échec.Il y a des silences, des lenteurs, des espaces ouverts, des larmes retenues, des déceptions, des lumières, des zones sombres dans Enemy Way, le dernier film de Rachid Bouchareb, projeté hier à la salle El Mouggar, à Alger, en avant-première. L'histoire débute dans un désert venteux et se termine au coucher, peut-être au lever du soleil. Le vent traverse l'espace comme une douleur profonde voyage dans un corps fatigué. Le film évolue au début lentement presque sans dialogues. Rachid Bouchareb, qui adore le rythme retenu et le plan élaboré, introduit son récit avec élégance. William Garnett (Forest Whitaker) sort de prison après 18 ans de détention pour le meurtre d'un shérif adjoint dans le New Mexico, il traîne le pas comme poussé par l'énergie du désespoir. Garnett, qui s'est converti à l'islam en prison, a bénéficié d'une liberté conditionnelle. La loi est froide et implacable dans ce genre de cas.Le prisonnier libéré est soumis à un contrôle continu d'un agent de probation payé par l'Etat. Garnett est «pris en charge» donc par Emily Smith (Brenda Blethyn) qui a fui la froideur de son Illinois natal pour se réfugier dans la chaleur du Sud américain. Elle lui conseille de trouver un travail, de ne pas quitter l'Etat et d'éviter les actes de violence. Rancunier et bloqué dans le passé, le vieux shérif Bill Agati (Hervy Kietel) voit mal le retour de Garnett à la vie civile, à la ville. «Il a tué froidement mon adjoint et, aujourd'hui, il se la coule douce. Garnett est une menace pour nos enfants, nos familles», dit-il à l'agent Smith qui ne l'entend pas de cette oreille.Garnett subit le harcèlement du shérif, poussé probablement par un sentiment raciste et islamophobe, et les demandes incessantes de Térence (Luiz Guzman), le trafiquant de drogue. Garnett veut qu'on le laisse tranquille, il veut avoir une vie normale, construire une maison, fonder un foyer. Il trouve même l'amour en la personne de Térésa (Dolores Heredia). Sa nouvelle religion l'aide à rester sur «le droit chemin»? mais les rêves de Garnett tombent dans les ravins de la haine et de la violence que suscite l'environnement. Le sentier de la rédemption est piégé, troué. Emily noie sa solitude dans la bière et dans d'anciennes chansons romantiques françaises, alors que le shérif Agati ne sait pas s'il faut pleurer sur la situation dramatique des migrants qui viennent du Mexique voisin ou faire «payer» à Garnett son acte une autre fois.Le shérif, image parfaite de la deep america, l'Amérique blanche et chrétienne installée dans la fermeture, célèbre le retour d'un soldat d'une guerre en Afghanistan. «C'est notre héros local. Il combattait l'ennemi», dit le shérif lors d'une réception en l'honneur du militaire, jeune, beau et fort. Un militaire qui ne dit aucun mot. Mais en quoi les Afghans sont-ils les ennemis des habitants de ce petit village, plongé dans l'ennui, du Nouveau-Mexique ' Rachid Bouchareb a choisi d'évoquer l'Amérique d'aujourd'hui à travers des gens simples qui vivent dans des maisons éparses, éloignées les unes des autres. Il n'y a presque pas de trace de ville dans ce film. Il y a la route, les espaces ouverts, les collines et les murailles. C'est peut-être une métaphore sur une civilisation éclatée, menacée par ses contradictions, ses hypocrisies et ses «chocs» préfabriqués.La loi et l'ordre sont également des instruments de la soumission. Garnett a vite compris que la prison n'est qu'un espace réduit et que le véritable pénitencier est dehors, là où les remparts de la peur bouchent l'horizon. Il n'a pas le droit de vivre son amour, de se déplacer comme il veut, de rompre avec son passé, de croire à une autre existence. L'islam ne le sauve pas du naufrage mais le maintient à la surface pour quelque temps. Il y a la crise financière, la crise de confiance, mais aussi la crise morale. N'y a-t-il donc pas d'issue ' Faut-il désespérer de l'homme et de sa modernité qui enchaîne ' Enemy Way ressemble à un plaidoyer pour le pessimisme.Mais ce n'est pas forcément le propos entier de Rachid Bouchareb qui a compris que, pour évoquer les douleurs muettes de l'homme actuel, il fallait s'intéresser aux détails, aux personnes qui ont presque tout perdu, à la lente agonie du «monde qui avance», aux drames internes. Sur plusieurs plans, le film est un tableau bien fait sur les échecs cumulés du progrès et sur l'insoutenable idée de culpabilité permanente qu'a «le monde civil» à l'égard de l'autre, Noir, musulman, Latino, Arabe, Chinois...La petite touche mélodramatique n'a pas laissé beaucoup de traces dans la structure artistique de cette fiction osée de Rachid Bouchareb où la psychologie est convoquée parfois pour soutenir le récit. Le film semble d'ailleurs construit autour du personnage de Garnett, de son caractère, de sa façon de voir le monde, de sa fragilité, de son émotivité, de sa vulnérabilité et de sa chute. «J'ai voulu montrer toute cette violence qu'il a en lui et qui l'a conduit en prison. Il y aussi les éléments liés à l'exclusion sociale et au racisme qui existent aux Etats-Unis.Dans les prisons, on retrouve presque les mêmes communautés, les Noirs aux Etats-Unis et les immigrés maghrébins en France. Quand j'ai rencontré Forest Whitaker, il n'y avait pas de sujet ou de film. Son talent d'acteur m'a intéressé. Donc, nous avons essayé de faire avec cette interprétation de l'intérieur qui marque le jeu de Forest. J'ai toujours envie de travailler avec des acteurs qui ont cette puissance et qui m'apprennent aussi des choses», a déclaré Rachid Bouchareb lors de la conférence de presse qui a suivi la projection. Il a promis, pour un prochain film, de faire se rencontrer des acteurs algériens et américains et de tenter l'expérience artistique et humaine. «Les comédiens américains qui ont travaillé avec moi sont tous d'accord pour réaliser ce projet. Certains d'entre eux ont fait des films qui ont marqué l'histoire du cinéma. C'est plus important que les prix», a-t-il dit.




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