Algérie

L'Inflation, cet acide qui ronge l'économie et la société algériennes



La situation d'inflation accélérée que connaît actuellement l'économie algérienne est si grave qu'il est nécessaire de l'aborder de manière, si ce n'est exhaustive, du moins suffisamment systématique pour que le défi qu'elle pose soit compris et pris en charge. C'est pour cela que l'exposé suivant est présenté sous la forme de seize points :

1- Bien que l'IPC (indice des prix à la consommation) ne reflète pas de manière exacte l'évolution des prix de tous les biens et services commercialisés dans un pays déterminé, il est considéré comme un indicateur suffisamment fiable du taux d'inflation à l'échelle nationale. Quel que soit son mode de calcul ou la composition du panier de produits qu'il comporte, cet indice est utilisé, universellement, par les différents acteurs économiques nationaux ou internationaux qui ont besoin de savoir comment les prix évoluent dans leurs pays, et à l'échelle internationale, pour déterminer les prix de leurs propres produits, élaborer leurs plans d'affaires, projeter leurs besoins en investissements et les coûts de ces investissements, ou simplement établir leur budget familial et leurs objectifs d'épargne personnelle.

2- Au vu de son importance dans une économie de marché, où les décisions d'investissement, de production, comme de consommation sont guidées par les prix des produits en cause, l'IPC, dont le calcul dépend, dans tous les pays, des autorités publiques, doit être calculé de telle manière que sa fiabilité ne soit pas sujette à caution, et qu'il reflète, avec autant de précision que possible, l'évolution de la valeur de la monnaie locale ou de son pouvoir d'achat.

3- Le calcul de l'indice des prix est établi à partir d'une enquête de consommation dans une année déterminée, qui permet aux statisticiens de concevoir un modèle de consommation, qui révèle les habitudes de consommation d'une partie de la population suffisamment importante pour qu'elle donne une image aussi proche que possible de la réalité des dépenses les plus courantes des ménages.

4- En Algérie, et jusqu'en 2008, l'enquête de consommation, sur la base de laquelle cet indice était établi, datait de 1989, c'est-à-dire d'une année où l'Etat jouait encore un rôle déterminant dans la fixation des prix et dans la production et la distribution des produits de grande consommation, comme dans l'établissement des loyers. A compter de 2009, l'IPC a été calculé sur la base d'une enquête de consommation datant de 2000.

5- Or, entre 1989 et 2001, et de 2001 à ce jour, l'économie algérienne a changé du tout au tout, quoique dans sa structure de base, elle reste dominée par le secteur des hydrocarbures. L'intervention de l'Etat dans la fixation des prix s'est fortement réduite. La liste des produits subventionnés ou dont les prix sont réglementés est devenue marginale dans le panier de la ménagère. De plus, les écarts de revenus se sont creusés entre la couche la mieux nantie de la population et la classe moyenne, composée essentiellement de salariés. Plus important encore, l'ouverture de l'économie a abouti à la mise à disposition du consommateur de produits d'importation variés qui ont été intégrés dans son plan de dépenses journalières. Finalement, la publicité, dans la presse comme dans les médias lourds, a accru et raffiné les besoins de consommation.

6- Donc, l'IPC, comme il est établi actuellement, ne reflète pas de manière fiable l'évolution des prix à la consommation, telle que ressentie par la population et, par voie de conséquence, sous-estime la perte du pouvoir d'achat du dinar que ressentent les consommateurs. Sur le plan international, par ailleurs, les autorités publiques algériennes ont marqué certaines réticences à adopter une démarche normalisée de calcul de l'IPC qui permette de comparer, de manière acceptable, l'inflation algérienne à l'inflation dans d'autres pays. Ainsi, un rapport présenté

Par Aïcha Kadi, en mai 2008, lors d'un séminaire à Genève, ne fait aucune mention de normes internationales ou interrégionales d'établissement de l'IPC. De plus, suivant Katilal Munusad, dans une étude (publiée dans Stateco N° 102, 2008), l'Algérie (en compagnie de l'Erythrée, de la Libye, des Seychelles et de la Somalie) n'est pas membre de l'initiative internationale, coordonnée par la Banque Africaine de Développement et visant à uniformiser les normes de calcul de l'IPC pour faciliter les comparaisons internationales. Donc, on peut affirmer que l'IPC, tel qu'établi actuellement, n'est pas fiable à l'échelle nationale et ne peut servir pour la comparaison des taux d'inflation au niveau international.

7- Si l'inflation était aussi basse que l'indique l'IPC publié par l'ONS, on peut se demander pourquoi une institution importante vient d'obtenir pour ses fonctionnaires une augmentation extraordinaire de doublement des salaires avec effet rétroactif sur une année. En supposant même que cette augmentation, qui vient s'ajouter à des primes discrétionnaires données à l'occasion d'évènements majeurs de tout type, a simplement pour objet un rattrapage de pouvoir d'achat des salaires, elle apparaît comme infondée, à moins que les autorités publiques elles-mêmes n'accordent aucune crédibilité à l'IPC, pourtant établi et diffusé par une institution officielle. Cette augmentation, aussi légitime puisse-t-elle paraître, constitue un démenti cinglant à l'IPC qui, officiellement, n'aurait pas dépassé les 4,8 pour cent en moyenne au cours de cette année.

8- L'économie algérienne connaît un taux d'inflation supérieur à ce qu'annonce l'IPC, qui ne reflète même plus le panier de la ménagère, puisque sa base de calcul est en retard par rapport à l'évolution des revenus et des modèles de consommation, vécue par l'Algérie au cours de ces dix dernières années : on ne peut, à la fois, jurer de la fiabilité de cet indice et affirmer que l'économie algérienne a subi des bouleversements profonds ; il faut choisir : ou l'économie dans toutes ses composantes de production, de consommation, de distribution, de structure de revenus, a changé lors de ces quelques dix années, et l'IPC ne reflète pas ces changements ; ou cette économie a stagné et donc, tout ce qui est dit et écrit sur elle est loin de représenter la réalité des choses.

9- L'inflation, on ne le répétera pas assez, est un phénomène monétaire dont la maîtrise ressortit exclusivement aux autorités publiques. C'est là une affirmation maintenant acceptée par tous les économistes, qu'ils soient «keynesiens », c'est-à-dire partisans d'un rôle central et direct de l'Etat dans les politiques de gestion du marché, ou « monétaristes », c'est-à-dire donnant à l'Etat un rôle de correcteur des mécanismes du marché, sans plus. Or, du fait même de l'augmentation du prix du pétrole à l'échelle internationale et de l'accroissement des recettes en devises, et donc des réserves de changes, qui constituent une des contreparties de la monnaie en circulation dans l'économie, la masse monétaire a augmenté de manière quasi automatique ; de plus, les autorités publiques, disposant de plus de ressources fiscales, se sont lancées dans un programme monstrueux de remise à niveau des infrastructures, contribuant à accroître la pression sur la demande de biens et services. L'inefficacité générale de l'économie, dans laquelle la relation entre le niveau des investissements et leur rendement (le fameux rendement marginal des investissements ou ICOR en anglais) est encore extrêmement bas, a poussé les prix à la consommation encore plus haut que ce qui aurait pu être attendu de l'augmentation de la masse monétaire découlant directement de l'accroissement du montant des devises entrant à la Banque centrale.

10- Il est évident que la corruption, dont la généralisation n'est plus à prouver, comme le montrent un certain nombre d'affaires, qui n'ont même pas épargné « la vache à lait » de l'Algérie, présentée comme un « modèle de management à l'américaine ! », a contribué fortement à pousser encore plus haut l'inflation. Comme l'écrivent Teymour Rahmani et Hana Yousefi (dans «Corruption, Politique monétaire et Inflation, Une Comparaison inter-pays »).

 « Plus de corruption entraîne un taux d'inflation plus fort (p.2)… La corruption cause l'augmentation directe de l'inflation en augmentant les dépenses gouvernementales… Cependant, il y a un canal indirect au travers duquel la corruption accroît le taux d'inflation. Puisque le taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) est plus bas et la recherche de rente est plus élevée, et puisque l'effet inflationniste de la croissance de l'offre de monnaie est plus élevé quand le taux de croissance est plus bas, plus le taux d'inflation est élevé, plus la corruption est forte ». (p.8)

11- Ces auteurs corroborent leurs conclusions pas une étude économétrique qui effectue la comparaison entre le niveau de corruption dans un groupe de pays et l'importance de l'inflation dans ces pays. Il ne s'agit nullement de paroles en l'air ou de suppositions que n'appuieraient aucunes données chiffrées.

12- Le taux d'inflation a atteint un niveau insupportable et constitue un risque politique, et donc sécuritaire, qui ne peut simplement pas être combattu par la force brute contre ceux qui sortent dans la rue pour exprimer leur désespoir de voir leur niveau de vie et le pouvoir d'achat de leurs maigres salaires réduits peu à peu, mais de manière accélérée depuis cette année. Le déclassement social causé par l'inflation est un phénomène extrêmement dangereux et peut aboutir à des conséquences incalculables sur les plans tant économiques que politiques et sécuritaires. Le peu de crédibilité que l'on est en droit d'attribuer à l'IPC officiel accroît d'autant plus les risques, parce que les autorités, comme les citoyens, ne savent pas exactement jusqu'à quel point la détérioration du pouvoir d'achat du dinar est arrivée. D'ailleurs, le marché parallèle des devises fortes constitue un indice à ne pas négliger dans la détermination de l'inflation réelle.

13- Pourquoi les autorités publiques sont-elles indifférentes à une inflation élevée ? La première réponse est qu'elles sont conscientes de leurs responsabilités dans l'accélération de ce phénomène, mais qu'elles en évaluent l'importance en fonction des objectifs de leur propre démarche politique qui sous-tend leur programme de dépenses publiques. Si leur objectif est d'élargir leur base politique en intégrant le maximum de personnes dans le circuit de distribution de la rente, il est évident qu'elles considèrent l'inflation comme un épiphénomène sans importance, vu que la clientèle politique qu'elles recherchent y est peu sensible, car elle a soit le pouvoir d'ajuster le prix de ses services en fonction de l'évolution globale des prix, soit qu'elle est assurée de garder son pouvoir d'achat par un accès amélioré à la rente. D'autre part, les autorités publiques ont le loisir de réévaluer les dépenses nécessaires à leurs opérations, sans avoir, par définition au vu du système politique actuel, à rendre compte en détail des raisons expliquant les dépassements de crédits. Les discours-fleuves, si denses soient-ils, prononcés par telle ou telle autorité publique, sont, non des occasions d'explications, mais des opportunités de noyer les responsabilités et de brouiller les cartes ou de manipuler les chiffres et les opinions.

14- L'expérience des crises économiques et sociales passées ne semble pas promettre que les autorités publiques prendront au sérieux, et rapidement, cette maladie grave qu'est l'inflation ; on a vu que, dans des circonstances où pratiquement l'Etat algérien était en danger d'effondrement, il a fallu beaucoup de sang et de pressions pour que les mesures adéquates soient prises. Combien faudra-t-il de mouvements sociaux, spontanés ou organisés, de manifestations pacifiques comme d'émeutes violentes, pour que, finalement, les autorités publiques acceptent l'appel de la rue à prendre en charge le problème ? C'est là une question dont seules ces autorités ont la réponse.

15- L'inflation, par ses effets sur le quotidien de l'Algérien moyen, est un acide qui touche au plus profond de la société et de l'économie : il pousse à la démoralisation tant des consommateurs que des investisseurs et des producteurs ; il laisse la voie aux spéculateurs ; il force littéralement à la corruption des gens, qui dans un contexte de stabilité des prix, seraient peu portés à vendre leurs services de manière clandestine ; il détruit la moralité publique en encourageant les comportements antisociaux, de l'usage de la drogue à la prostitution, avec tous les autres types de crimes qui s'y attachent directement ou indirectement. Il est cause de l'instabilité des familles, si lourde de conséquences sociales à court et long terme.

16- En conclusion, un Etat sérieux et conscient de ses responsabilités prendrait à bras-le-corps ce phénomène dangereux et mettrait en place une politique cohérente et complète de lutte contre l'inflation, dont le seul taux acceptable est zéro. Verra-t-on les autorités publiques réagir ? Ou vont-elles continuer à se vanter de réserves de changes élevées, de surplus commerciaux garantis, et de réalisations d'infrastructures colossales, tout en assistant à la dilution de la société et à l'effondrement de l'économie productive au profit de la spéculation et de la corruption ? Là est la question, de vie ou de mort, qui se pose actuellement!








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