Algérie

L'indispensable trahison



Les récentes adaptations télévisuelles françaises des romans Les Faux Monnayeurs de André Gide et A la recherche du temps perdu de Marcel Proust ont relancé, moins au grand jour que dans les cercles élitistes des revues spécialisées, la polémique autour de la justesse et de la légitimité de l'adaptation cinématographique des œuvres littéraires. Le divorce entre les deux formes d'expression artistique est consommé depuis longtemps, après plusieurs décennies d'infidélités avouées. «Le mot est l'ennemi du film», a tranché Edward Albee.
De Georges Mélies, avec Le Voyage dans la Lune d'après Jules Verne, à Walter Salles, avec On the road d'après Jack Kérouac (annoncé pour 2011), le cinéma, avec plus ou moins de bonheur, a toujours puisé des histoires dans la littérature, en l'absence, à ses débuts, d'un langage propre, voguant sur des succès de publication momentanés, ou se réfugiant dans les valeurs sûres. L'exemple du lamentable Da Vinci Code et les énièmes versions de L'Ile au trésor, Les Trois Mousquetaires, Les Misérables, L'Illiade et l'Odyssée en sont l'illustration, bien que ces remakes correspondent plus à un renouvellement générationnel. Si nous laissons de côté les romans de première importance qui n'ont pas séduit des cinéastes téméraires ou des scénaristes aventureux, tels Voyage au bout de la nuit de
Céline ou Ulysse de James Joyce, qui présentent les mêmes difficultés que les textes de Marcel Proust, ceux d'Alexandre Dumas et de Stephen King, entre autres, à la dramaturgie horizontale, ont enrichi des producteurs coinçés entre deux fiascos. Il y a lieu de regretter qu'une extraordinaire réserve romanesque latino-américaine n'ait pas sollicité l'intérêt des réalisateurs de ce continent, sans doute par manque de financement. Dans le registre des adaptations sublimes et applaudies, citons Max Ophüls (Le Plaisir), Jean Cocteau (Orphée), Stanley Kubrick (Barry Lyndon), Sacha Guitry (Le Roman d'un tricheur), Peter Geenaway (Meurtre dans un jardin Anglais) et aussi Mustapha Badie dont l’adaptation de Mohamed Dib, mérite d’être citée ici. Se sentant mal représentés à l'écran, leurs œuvres mal traduites au cinéma, les écrivains Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras se sont lancés dans la réalisation avec des résultats catastrophiques.
Il arrive, mais très rarement, qu'une rencontre providentielle, quoique tardive, donne lieu à la naissance d'une adaptation parfaitement réussie. C'est le cas du chef-d'œuvre Le Procès d'Orson Welles, réalisé en 1962 et libéralement adapté du roman éponyme de Franz Kafka. Deux géants du XXe siècle n'ont pas accouché d'une souris au regard de quelques puristes attardés qui lui reprochèrent d'avoir fait du Kafka et pas suffisamment du Welles, alors que l'équilibre savant est maintenu entre les rajouts kafkaiens que le cinéaste a introduit (l'immense salle des employés de bureau, les cadavres sous linceul dans l'entrepôt, l'interrogatoire abscons) et la technique d'écriture wellessienne entièrement réservée au message de l'écrivain. Le pré-générique, qui dure quelques minutes, est un dessin animé à écran d'épingles adapte une nouvelle ultra courte du même Kafka. C'est, 25 ans auparavant, l'exclusif No trepassing qui est le dernier plan de Citizen Kane, d’Orson Welles toujours, et donc l'accord est à la perfection. En revanche, les liaisons dangereuses entre cinéma et théâtre furent fructueuses, avec des résultats probants dans le pire des cas et des chefs-d'oeuvre dans le meilleur. Laurence Olivier, d'un côté, de l'autre, Akira Kurosawa et Orson Welles, ont su rendre le tragique de William Shakespeare. Vus à l’écran, Hamlet, Othello, Le Chateau de l'araignée, Mc Beth et Ran occupent dans nos mémoires une référence absolue. La raison de cette réussite artistique réside dans l'osmose entre les deux démarches qui n'est pas un «empilement» des faits, mais un dépassement de deux méthodologies d'appréhension de la réalité. Par ailleurs, le théâtre sied au cinéma par l'organisation spatio-temporelle des événements dramatiques (ou comiques) confinés à des lieux (salles de cinéma et de théâtre) et à une durée
(2 h). Le descriptif et la poésie des mots ne sont pas traduisibles en expositions scéniques et en plans filmiques. Ils sont remplacés par d'autres éléments interprétables, d'où l'ambiguïté de certaines œuvres. L'autre fournisseur de possibilités dramatiques, surutilisé à l'infini, c'est l’écrivain américain, Tenessee Williams, qui a inspiré John Huston (La Nuit de l'iguane), Elia Kazan (Baby Doll), Joseph L.Mankiewicz (Soudain l'été dernier), Joseph Losey (Boom), Sydney Lumet (L'Homme à la peau de serpent), Richard Brooks (La Chatte sur un toit brûlant), voire Paul Newman (La Ménagerie de verre) et ne les pas traités de traîtres. Des réalisateurs ont fait mieux.
L'un, Darren Aronofski, a conçu un roman sous forme d'un film, Fontaine. L'autre, Sidney J. Furie, en feignant d'adapter un livre d'espionnage de qualité de Len Deighton, a réalisé une adaptation d'Orson Welles, lequel reconnaît avoir tout pris du peintre de la contre-plongée, Le Tintoret. De là à adapter cinématographiquement les mathématiques, il n’y a qu'une ligne à franchir. C’est fait. La trilogie Cube l'a superbement accompli avec, en bonus, une continuité dramatique. C'est dans ce sens que le plus célèbre des critiques,
André Bazin, prône ouvertement la liberté de ne pas s'en tenir au texte original. Traduire c'est trahir, selon un adage latin. Adapter, c'est détourner pour aller plus loin dans cette relation difficile et conflictuelle entre le cinéma et le roman.
 


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