L'homme qui faisait des mots croisés en marchant

Il marchait d'un pas lent, tenant dans une main son journal plié à la page des mots croisés et dans l'autre un stylo à bille. Il paraissait concentré comme s'il s'agissait pour lui de résoudre une affaire très importante. De temps de temps, il s'arrêtait au beau milieu du trottoir pour réfléchir, suscitant l'ire des passants pressés, se grattait parfois l'oreille, peut-être à la recherche d'une illumination.Il marchait et contre l'espèce de bulle féerique où il s'était glissé en ce début de matinée ensoleillé, venaient se briser (comme sur une vitre blindée) le brouhaha de la ville, les coups de sifflet de l'agent de l'ordre qui réglait la circulation routière, tous les soucis et les menaces du monde. Un moment, il faillit même se faire écraser par une automobile alors qu'il allait traverser la rue, la tête penchée sur le pavé.
Puis un sourire gigantesque éclaira son visage : s'est-il alors souvenu d'une quelconque bonne nouvelle qui, la veille, a mis son c?ur en fête ou a-il simplement fini par trouver le mot difficile qui lui manquait pour venir à bout de sa grille de mots croisés ' Il se frotta les yeux, passa une main distraite dans ses cheveux : il ressemblait à quelqu'un qui se réveillait après une nuit fiévreuse, revenu en trombe d'une lointaine escapade.
Pour produire de la rareté, de «l'exceptionnel» dans la vie, ne suffit-il pas parfois de pas grand-chose, comme, par exemple, lire de la poésie dans la salle d'attente du dentiste ou en allant chercher son pain, faire des mots croisés en marchant dans le soleil, apprendre à jouer de la flûte la veille de sa mort comme Socrate ' Il y aura toujours ensuite suffisamment d'occasions pour redevenir «raisonnable», pour «peser le pour et le contre» et tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.