Algérie

L’histoire exemplaire de l’intelligence artificielle (2e partie et fin)



L’histoire exemplaire de l’intelligence artificielle (2e partie et fin)
Publié par Baddari Kamel le 08.11.2021 dans le quotidien Le Soir d’Algérie.

Par le Pr Baddari Kamel(*)

La situation en Algérie
Au début des années 80, on recensait à peine quelques informaticiens ayant opté pour l’IA comme spécialité. Plus tard, elle a été introduite dans quelques centres de recherche pour servir de modèle. Ces centres n’ont pas suivi le progrès en la matière et, à l’heure actuelle, ils en sont dépourvus. Cette discipline a été introduite comme spécialité dans les universités en 1998. Le pays est demeuré non producteur d’IA. Celle-ci est cantonnée, à tort, dans la spécialité informatique alors qu’elle concerne tous les domaines et secteurs du pays depuis les sciences humaines en passant par le droit, la sociologie… jusqu’à son usage et son développement par l’industrie de tout ordre. Le fait d’être cantonnée à l’informatique empêche son développement. Ce point est important et ne concerne pas seulement que l’IA. Tous les domaines d’études universitaires ne font pas le maillage nécessaire entre les spécialités. C’est le rôle de l’université de produire ce maillage. C’est la seule manière de développer les disciplines dans ce monde complexe où tout s’enchevêtre. Longtemps reléguée au second plan en Algérie, l’IA est enfin sortie de son isolement. A cet égard, dans le journal de l’APS du 21 janvier 2021, on lit que « la stratégie nationale de recherche et d’innovation sur l’IA 2020-2030 a été présentée au siège du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique». Dans le même journal du 21 avril 2021, on lit aussi que «les écoles des mathématiques et de l’IA, dont la réalisation a reçu l’approbation du président de la République, accueilleront leurs étudiants à partir de la prochaine rentrée universitaire (2021-2022)».
À partir de ces lectures, on ressent que le ministère en charge de l’Enseignement supérieur souhaite bâtir une véritable stratégie de l’IA par les universités. En tant que stratégie, il y a lieu d’être épineux dans la définition des objectifs et tranchant dans la réalisation des actions. L’Algérie n’a plus le droit à l’erreur. Elle a accusé dans le domaine du développement industriel de l’IA un retard abyssal par rapport à des pays développés. Elle a les moyens de se rattraper. Il suffit de travailler.
Alors, quels sont les domaines d’application ?
L’IA fait l’objet actuellement d’applications diverses à travers le monde. Dans ce qui suit, nous allons nous intéresser aux domaines les plus en vue.
1/La santé et les hôpitaux : développement d’applications en santé, telles que la détection précoce de maladies, le diagnostic des maladies, la détection des premiers signes d’une attaque cardiaque, l’accélération de la mise de médicaments, la réduction du temps, la gouvernance et la gestion des hôpitaux, la prise en charge des dossiers des patients. 2/Le secteur des services bancaires : élaboration de «chatbots» ou «agents intelligents» pour répondre aux besoins de la clientèle, la détection des opérations frauduleuses, le e-paiement … 3/Le transport : l’application la plus connue dans ce secteur est le véhicule autonome. Dans ce contexte, les industries automobiles visent à développer l’aspect autonomie des véhicules par le moyen des techniques d’apprentissage artificielles. Des entreprises américaines ont conçu ce type de véhicules opérationnels ne serait-ce qu’en autonomie partielle. On rencontre aussi des applications de gestion du trafic routier, la verbalisation des chauffeurs fautifs, l’envoi et le suivi des procès-verbaux. 4/Le commerce : la détection des tendances d'achat, l'analyse des échanges sur les réseaux sociaux, l’anticipation de la demande de la clientèle, la création de nouveaux services et produits, la déclaration automatique au service des impôts des volumes des transactions effectuées ainsi que les droits et taxes fiscaux. 5/L’industrie : la robotique, la maintenance prédictive pour diminuer, voire même éliminer le temps de panne d’un robot, détection de certains signes d'usure sur une machine. 6/La justice : analyse de la jurisprudence afin d’identifier les arguments-clés et de fournir un conseil juridique, le but étant de rendre la justice identique pour tous les citoyens, quel que soit l’endroit où on délibère. 7/ Services aux citoyens : documents d’état civil, permis de conduire, paiement, achat et vente en ligne…
Aperçu de l’état actuel de recherche : l’apprentissage en profondeur hybride
La performance des systèmes d'IA à base d’apprentissage en profondeur est actuellement limitée par la complexité des actions que l’homme effectue normalement. Actuellement, de nombreux chercheurs tentent de dépasser les limites de l'apprentissage en profondeur. Une piste prometteuse est la mise au point de l’apprentissage hybride. Dans un article paru dans The Communications of the ACM Journal, on peut lire que «les humains et les animaux semblent être capables d'apprendre des quantités massives de connaissances de base sur le monde, en grande partie par des observations. Ces connaissances sous-tendent que les machines soient dotées du bon sens leur permettant la capacité de juger au même titre que l’humain. Pour y arriver, des scientifiques proposent diverses solutions parmi lesquelles l’approche «IA hybride», un mixage entre les représentations symboliques (système expert) et les réseaux de neurones. À remarquer que la manipulation des symboles est une partie très importante de la capacité des humains à raisonner sur le monde. D’autres scientifiques, parmi lesquels les pionniers de l’IA, ne sont pas de cet avis. Ils pensent «que de meilleures architectures de réseaux neuronaux mèneront à terme à tous les aspects de l'intelligence humaine et animale, y compris la manipulation de symboles, le raisonnement, l'inférence causale et le bon sens». Enfin, il faut souligner que les récentes avancées en matière d'apprentissage en profondeur (Deep Learning) ont marqué une nette progression dans certains domaines où celui-ci piétinait, et ce, grâce à la mise au point de «transformers» doté de la capacité à apprendre sans avoir besoin de données étiquetées comme dans l’apprentissage supervisé. Cette possibilité permettra à la machine par exemple dans le traitement du langage naturel de remplir «les phrases incomplètes ou générer un texte cohérent». Il y a aussi l’apprentissage auto-supervisé qui rend les réseaux de neurones moins dépendants des données étiquetées manuellement. Une autre technique tout aussi prometteuse est l'apprentissage contrastif, qui essaie de trouver des représentations vectorielles des régions manquantes au lieu de prédire les valeurs des pixels dans une image par exemple.
Le même article souligne les recherches actuelles sur le système-2 d'apprentissage en profondeur emprunté au psychologue Daniel Kahneman (lauréat du prix Nobel en économie en 2002). Ce système prend en compte « les fonctions du cerveau qui nécessitent une réflexion consciente, notamment la manipulation de symboles, le raisonnement, la planification en plusieurs étapes et la résolution de problèmes mathématiques complexes». Ce type d’apprentissage est encore à ses débuts. Il y a enfin la piste des «réseaux de capsules» dont l’objectif est de fournir un apprentissage en profondeur avec une capacité qui permet aux humains et aux animaux de comprendre les environnements tridimensionnels.
À noter qu’un «transformers» est un modèle qui utilise l'attention pour augmenter la vitesse d’apprentissage. L’attention étant un concept qui améliore les performances des applications de traduction automatique neuronale par exemple. À ces axes de recherche, il faut ajouter les recherches portant sur les machines à base de «l’auto-conscience» et de «la théorie de l’esprit» vues précédemment.
Critiques, appréhensions et inquiétudes
Tout le monde, sauf quelques rares exceptions, s’accorde à dire que le développement de l’IA suscite de réelles craintes, appréhensions et inquiétudes qui risqueraient de dénaturer sa raison d’être si on n’atténue pas le recours abusif, parfois déraisonné, à ses immenses possibilités déclarées ou supposées.
La perte de contrôle de l’humain sur le processus technique d’élaboration d’une IA est une issue sérieuse à envisager avec passion. Selon l’astrophysicien Stephen Hawking : «Le risque est réel pour que des machines deviennent un jour plus intelligentes que les humains et finissent par les dominer, voire se substituer à eux, de la même façon que les humains ont exterminé certaines espèces animales.» Il pose en novembre 2017 au Salon technologique de Lisbonne la question fatidique suivante : «Serons-nous aidés par l’IA ou mis de côté, ou encore détruits par elle ?» Ce point de vue émanant d’un illustre savant est partagé par d’autres experts dans le domaine avec en toile de fond les problématiques d’ordre social et des pertes d’emploi essentiellement. Ainsi, ils s’accordent que l’IA reconfigurerait certains métiers pour laisser place à d’autres métiers qualifiés de «métiers du futur» qui mettraient à mal, voire à faire disparaître certains métiers manuels, et dont la conséquence se traduirait par créer 50%, voire plus, de l’humanité au chômage. S’ils affirment que «nous nous approchons d’une époque où les machines pourront surpasser les hommes dans presque toutes les tâches», ils soulignent que son avènement «poserait à terme la question de l’utilité même de l’espèce humaine». Bien que ces risques paraissent a priori surdimensionnés, voire relevant de la fiction, ils sont pris au sérieux par les grands industriels mais aussi par ceux qui ont la charge de gérer les affaires des États. À titre d’exemple, la firme Google pose la question de la possible perte de contrôle d’agents intelligents (capsule logicielle) qui échapperaient au contrôle de l’humain en empêchant leur propre interruption.
Ces risques posent aussi des problèmes juridiques. Le robot doté d’une IA serait-il considéré comme une «personnalité électronique» comme demandé par le Parlement européen ? Ce dernier a demandé à une commission d’étudier la possibilité que si un dommage causé par un tiers advenait d’une IA, «celle-ci pourrait être condamnée à réparer ce dommage».
Cette préoccupation majeure demanderait même d’être envisagée pour tout robot intelligent prenant des décisions autonomes ou interagissant de manière indépendante avec des tiers, au même titre qu’une personne morale ou physique.
Une autre préoccupation de taille qui concernerait cette fois-ci notre planète est l’énorme quantité d’énergie consommée par le numérique de façon générale, dont la conséquence est l’épuisement de ces ressources, le réchauffement climatique, l’impact négatif sur l’environnement de l’humain, etc. Mais in fine, l’homme ne devrait-il pas savoir que ce n’est pas « la technique qui nous asservit mais plutôt le sacré transféré à la technique par lui-même » qui pourrait se glisser vers l’utilisation à des fins criminelles de l’IA engendrant une augmentation de la cybercriminalité, l’utilisation des drones tueurs à des fins terroristes, la diffusion de l’information fausse ou insignifiante, la création de faux problèmes.
Les usagers des réseaux sociaux en savent certainement quelque chose à ce propos. En Algérie, ces préoccupations doivent, dès à présent, nous interpeller. La mise en place d’un comité à l’effet d’étudier ces questions pour mettre l’IA au bénéfice du citoyen et de la société est devenue une nécessité.
Alors, que faire ? Nécessité d’une stratégie
L’IA, discipline entière dans la révolution numérique, ne cesse d’impacter tous les secteurs de la vie économique. A notre humble avis, son développement dans le pays est lié, avant toute chose, à la définition et la mise en œuvre d’une stratégie nationale visant à donner suite à une série
d’interrogations : 1/ Quels usages de l’IA, énumération des thématiques à développer aussi bien académiques qu’industrielles, arrêter les secteurs amenés à coordonner cette mise en œuvre et le suivi ? 2/ Quels en sont nos moyens en ressources humaines et le degré de développement de l’IA dans le secteur industriel ? 3/ Réfléchir et mettre en œuvre un programme de formation scientifique de haut niveau dans les universités et aussi dans une entité du type école nationale.
Il y a lieu à cet effet de ne pas faire de distinguo entre cette entité et les autres établissements universitaires car l’un est appelé à s’améliorer en fonction du travail et des performances de l’autre. Ceci est très important. Elle permettra de ne pas marginaliser l’université dans le rôle de parent pauvre. Cette formation visera à consolider les connaissances de l’étudiant par l’enseignement des logiques propres à cette discipline, l’apprentissage des divers techniques algorithmiques, les langages évolués de programmation, le Deep Learning, les différentes formes d’apprentissage, la technologie des agents et des systèmes multi-agents, l’IA distribuée et l’intelligence parallèle, le traitement du langage naturel, les mathématiques, la gestion et la planification de développement et de mise en œuvre de projets IA, etc.
Comme toute formation, elle resterait insuffisante si elle ne s’adosse pas à un environnement industriel producteur et consommateur des produits de l’IA. 3/Recensement des spécialistes algériens en la matière résidant à l’étranger et à l’intérieur du pays. 4/ Encourager la création de start-up dans le domaine, la mutualisation des moyens entre tous les établissements universitaires mais aussi avec le secteur industriel.
Ceci permettra d’assurer la diffusion de l’IA dans l’économie et la société en générale. 5/Élaboration d’un plan d’invitation de conférenciers nationaux et mondiaux de très haut niveau aussi bien universitaires qu’industriels, traitant des aspects techniques et sociologiques. 6/ Par la nature de ses possibilités immenses et sensibles qui, sans leur maîtrise parfaite, risquent de déborder, le moins que l’on puisse dire, sur des actes répréhensibles, des pratiques et comportements contraires à l’éthique, déraisonnables ou illégaux.
Il y a à cet égard une nécessité absolue d’élaborer un plan d’éthique de l’IA. 7/ Garder les talents nationaux dans le pays en offrant aux enseignants et aux chercheurs des conditions qui les encouragent à la réalisation effective et intéressée de leurs travaux scientifiques. Cette stratégie devra aussi s’intéresser à d’autres axes tels que l’IA dans l’entreprise car celle-ci demeure le terreau le plus fertile de cette discipline en lui offrant des cas pratiques.
L’amélioration de la performance de l’entreprise est impactée par cette discipline. Elle lui apporte des solutions à chaque étape du cycle industriel, de l’approvisionnement jusqu’à la commercialisation en passant par la logistique, la production, la maintenance et la traçabilité. Cette stratégie vise aussi à démystifier l’IA auprès des enseignants de tous les secteurs pour les préparer aux métiers de demain. Enfin, la recherche en IA aussi bien universitaire qu’industrielle réalisera des objectifs de participation à une IA responsable et maîtrisée, de création de laboratoires communs avec les entreprises, de coopération avec d’autres pays...
Bien entendu, la réussite de cette stratégie est l’assainissement du climat d’affaires, la recherche des moyens financiers où la participation du privé sera très appréciée.
Conclusion
L’IA est désormais un sujet à la mode qui alimente les discussions et les passions. Elle génère de l’enthousiasme mais aussi des inquiétudes. Aujourd’hui, l’IA côtoie de près et elle est présente dans presque tous les domaines où l’être humain est impliqué. Elle fait l’objet de multiples utilisations pour faciliter le quotidien de l’humain en l’affranchissant des tâches pénibles et répétitives, aussi intelligentes soient-elles. Elle est présente dans la vie de tous les jours (appareils d’électroménager, le téléphone portable, les prévisions statistiques et politiques, les réseaux sociaux, le commerce, les élections, la santé, l’enseignement et la formation…), comme elle est présente dans la robotique, l’aéronautique, les fusées spatiales, les objets connectés… En Algérie, l’IA demeure depuis des années à l’état d’émerveillement. Les structures chargées en principe de son développement demeurent hélas comme hypnotisées face au développement fulgurant de cette science. Elles n’arrivent pas à s’abstraire du temps perdu qui s’écoule inexorablement. Ce n’est que dernièrement qu’elle a suscité un réel intérêt au plus haut niveau de l’État. La mise en œuvre d’une école chargée de la formation dans ce domaine en est le parachèvement. Mais cela est-il suffisant ? Nous pensons que l’industrie est un terreau fertile sûr pour l’émancipation de l’IA. Cette dernière y trouve les moyens et les créneaux de son développement.
Sans cette industrie, l’école serait astreinte à former pour former au même titre que les mathématiques, c’est-à-dire pour l’enseignement ou la recherche universitaire sans valeur ajoutée pour les objectifs qui lui sont fixés. Les lauréats de cette école, faute d’une industrie qui les accueillerait, seraient poussés à envisager d’autres horizons, ce qui serait dommageable pour le pays. Au regard de ses énormes promesses, l’IA n’a pas encore livré tous ses secrets ni atteint son but ultime, celui de reproduire une intelligence humaine à part entière. Elle a encore un long chemin à parcourir.
B. K.
(*) Professeur des universités en mathématiques et en physique. Expert de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Expert en conduite de changement. Université de M’sila.
Lectures :
Qu’est-ce que l’IA ? Histoire et Généralités (https://www.cours-gratuit.com › intelligence-artificielle).
- The future of Deep Learning, according to its pioneers, By Ben Dickson - 1/7/2021.
- The Communications of the ACM Journal.



Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)