Algérie

L'héritage du printemps berbère



A l'avant-garde du combat, l'université de Tizi Ouzou a, à  l'évidence, joué un rôle déterminant dans le déclenchement de cette lame de fond qui a ébranlé un pouvoir longtemps retranché dans ses certitudes. Il est vrai que nombreux étaient les collaborateurs de Houari Boumediène à  redouter que de l'université de Tizi Ouzou, fraîchement construite, n'émerge des revendications, notamment identitaires, pouvant produire l'effet d'une bombe dans la région avec tous les risques d'ondes de choc pouvant atteindre de nombreuses contrées d'un pays en quête de démocratie. Les craintes de ces suppôts du régime de l'époque s'avéreront tout à  fait fondées, puisque deux ans après l'ouverture de cette université, de jeunes syndicalistes de la communauté estudiantine, outrés par une grave maladresse du pouvoir (interdiction d'une conférence de Mouloud Mammeri), parviendront à  faire descendre l'ensemble des étudiants et, un peu plus tard, toute la Kabylie dans la rue pour porter haut des revendications identitaires et politiques que le régime dictatorial avait réussi à  faire taire à  coups d'emprisonnements et autres moyens de répression. La création en 1978 de l'université de Tizi Ouzou avait en effet permis à  bon nombre d'enseignants et étudiants originaires de Kabylie de se retrouver et, surtout, de mener une réflexion commune sur leur identité, leur langue et leur culture en général. Il faut se souvenir qu'à cette époque, l'idéologie arabo-baâthiste portée par les plus hauts dignitaires du parti unique ne tolérait aucune autre  forme d'expression que l'arabe, allant jusqu'à interdire l'enregistrement de prénoms berbères à  l'état civil et, parfois même, sanctionner ceux qui osaient écrire en caractères berbères. Confortés dans cet autoritarisme qui, avaient-ils cru, leur a permis de mettre une chape de plomb sur les réalités culturelles, linguistiques et identitaires d'une très large partie du peuple algérien, le pouvoir commettra une maladresse de trop, en interdisant, le 10 mars 1980, une conférence que devait donner à  Tizi Ouzou l'écrivain et ethnologue, Mouloud Mammeri, à  propos de son nouvel et désormais célèbre ouvrage Poèmes kabyles anciens. Les autorités locales, sans doute instruites par de hauts dignitaires du régime, avaient tout fait pour que l'activité n'ait pas lieu, redoutant probablement que cette conférence sur de «suspects» poèmes berbères ne soit qu'un prétexte pour instaurer un débat susceptible de remettre en cause le prétendu consensus sur l'arabité de l'ensemble du peuple algérien. Pour la communauté universitaire de Tizi Ouzou, c'est un grossier déni de droit à  l'encontre de cet intellectuel admiré pour la richesse de son travail, non seulement par les étudiants de la région, mais aussi par de nombreux autochtones qui avaient pris pour habitude de le désigner sous l'affectueux sobriquet de «Dda L'Mouloud». C'était la goutte qui avait fait déborder le vase, ouvrant la voie aux hostilités entre étudiants et forces de l'ordre, très vite relayées par un mouvement populaire sans précédent qui allait déborder des limites de la ville de Tizi Ouzou pour affecter toutes les régions berbérophones et la capitale. Une manifestation de protestation est improvisée. Quelque cinq cents étudiants clament haut et fort leur indignation. Les habitants de la ville, d'abord par curiosité puis par conviction, s'y joignent. Les manifestations prendront de l'ampleur au fil des jours et gagneront en organisation, en dépit de la féroce répression qui s'était abattue sur eux, comme en témoigne le professeur en économie, Mohand Chaâllal, qui fut un des acteurs de ce mouvement de contestation. 
Outre la volonté d'en découdre avec l'autoritarisme sectaire dont avait été victime Mouloud Mammeri, les universitaires avaient également clairement affiché leur détermination d'en finir avec la clandestinité qui leur était imposée lorsqu'il s'agit d'aborder la question du patrimoine littéraire, culturel et linguistique berbère dont est fortement imprégnée une très large composante du peuple algérien. De par ses apports multiformes (formulations claires des revendications identitaires et des aspirations à  la démocratie), ce soulèvement populaire, qui prendra le nom de «Printemps berbère», constitue un précieux héritage politique, une véritable école du combat démocratique pour la Kabylie, aujourd'hui à  l'avant-garde de toutes les luttes pour la revendication de la reconnaissance de la langue berbère et, plus largement, de la démocratie. Un combat qu'avaient du reste continué à  mener les étudiants de l'université de Tizi Ouzou pour récupérer les pouvoirs politiques et syndicaux qui leur avaient été confisqués par une administration aux ordres du régime. Ils y avaient également mené un combat pour l'autonomie de gestion de certaines activités inhérentes à  l'université, comme l'animation culturelle, le choix démocratique de leurs représentants ainsi que le choix souverain de la nature et du contenu des activités à  organiser.
Au terme d'une lutte acharnée contre l'administration de l'université dépendant directement du FLN et de ses organisations satellites, les étudiants sont parvenus à  arracher ces droits qui leur permettent aujourd'hui de prendre en main l'essentiel de leurs affaires et d'instaurer une relative démocratie dans le campus. Parmi les combats salvateurs menés par les héritiers du Printemps berbère, celui visant à  contrecarrer l'arabisation intensive du système éducatif, est, sans aucun doute, le plus emblématique. En réussissant à  maintenir le français comme langue d'enseignement au sein de l'université, les étudiants épaulés par des professeurs émérites, tels que Mohand Ouameur Oussalem et Tellili, sauveront bon nombre d'étudiants de l'enseignement au rabais qu'aurait pu induire l'arabisation démagogique que l'administration aux ordres du pouvoir s'apprêtait à  imposer avec beaucoup de zèle. La tendance aux contestations populaires inaugurée par le Printemps berbère continuera à  faire école en Kabylie, avec, notamment, la très massivement suivie «grève du cartable» de septembre 1994 qui a affecté pratiquement toutes les écoles des contrées berbérophones pour exiger et, enfin de compte, obtenir l'enseignement de la langue amazighe dans les écoles publiques.
En 2001, la Kabylie, provoquée par l'assassinat d'un collégien dans les locaux d'une gendarmerie et par le traitement méprisant réservé à  cet incident par le ministre de l'Intérieur, se révolte encore une fois contre le système. La contestation, portée par un mouvement citoyen d'inspiration ancestrale (aârouch), fortement animée par des enseignants et des étudiants des universités de la région et, notamment, celles de Tizi Ouzou et de Béjaïa, durera plusieurs mois. Elle fera école en matière de revendications à  caractère politique et social avec la célèbre plateforme d'El Kseur, brûlante d'actualité aujourd'hui encore. Dans les campus universitaires, les étudiants portent toujours en eux la flamme du Printemps berbère, savamment entretenue par un riche répertoire de poèmes et de chansons glorifiant l'événement. Le besoin de provoquer le changement alimenté par la fougue de la jeunesse est également toujours vivace, en dépit de toutes les tentatives de récupération effectuées par le pouvoir (caporalisation du mouvement syndical estudiantin, islamisation, surveillance, noyautage, etc.). Et c'est fort de l'héritage du Printemps berbère qu'une bonne partie des étudiants, notamment ceux des universités d'Alger, Boumerdès, Tizi Ouzou, Béjaïa et Bouira, ont rejoint massivement la rue le 12 avril 2011 pour remettre en cause le système éducatif et, plus largement, le régime politique en place. Sur le parcours semé d'embûches de cette courageuse manifestation estudiantine, bon nombre d'observateurs ont cru sentir comme un parfum du Printemps berbère.  Djamila Fernane. Post-graduante;Université de Tizi Ouzou  
 


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