Algérie

L'Etat rentier, la construction nationale et l'autonomie de décision


Nous voulons ici nous interroger sur les rapports entre les trois termes avancés ci-dessus. Tout d'abord arrêtons-nous aux rapports entre construction étatique et construction nationale. Dans le cas de l'Algérie, il apparaît assez clairement que le projet nationaliste a tout d'abord consisté en celui d'une construction étatique. Identifiant implicitement la construction étatique et la construction nationale, il ne donnait pas de consistance propre à cette dernière, quand il ne la chargeait pas d'une dimension négative, l'identifiant au passé par rapport à celle de la construction étatique identifiée au futur. C'est la naissance de ce que l'on pourrait appeler l'étatisme qui repose sur une dynamique de la lutte externe dissociée d'une dynamique sociale largement discréditée. Les chercheurs pourraient aujourd'hui s'accorder sur le fait que les rapports entre ces deux termes ne sont pas régis par une loi générale, après avoir longtemps réduit l'un des termes au second. La confusion, l'association entre les deux termes signifiait l'intégration de la construction nationale dans la construction étatique (Darviche 2001). Comme on a pu le supposer dans nos sociétés, la construction nationale devait suivre la construction étatique si elle devait prendre quelques consistances. Car pour beaucoup au départ, la construction nationale (la «Nation») si elle n'était pas le problème (la société traditionnelle comme obstacle au développement) ne prenait aucune consistance propre et ne pouvait donc être le point de départ de la construction étatique. Il y avait donc dans l'esprit de nos planificateurs un projet de construction étatique, la société se réduisant aux individus organisés par une telle construction et la Nation à une référence idéologique abstraite empruntant à des réminiscences sociales diverses (religieuses et tribales principalement). Dans le sillage de la logique coloniale, la construction étatique continue de vouloir intégrer la construction sociale dans la construction étatique, c'est-à-dire de séparer les individus de telle sorte qu'ils ne peuvent constituer des puissances, des collectifs réels dont les interactions pourraient être à la base d'une dynamique sociale. On peut se demander si cette confusion n'ajoute pas des difficultés à l'aboutissement des deux processus (Linz 1997). Dans une telle problématique de la construction étatique, on peut se demander à quoi pourrait bien servir la construction nationale. Pour les uns la question ne se pose pas ou peut servir d'alibi, pour d'autres elle aiderait à mieux comprendre son oubli, son effacement mais aussi à voir si les succès ou les échecs de l'une doivent être associés ou non aux succès et échecs de l'autre. Là où nous voudrions en arriver est la chose suivante: l'Etat rentier s'avère incapable de construire un Etat nation, il contribue à desserrer les relations sociales mais non point à les réorganiser en fonction d'objectifs nationaux pour lesquels les individus se constitueraient en sociétés interdépendantes et cohérentes. L'Etat ne se situe pas dans la perspective d'un instrument d'une fin sociale. La rente défait donc et ne construit pas la société, sépare de ce fait la construction étatique de la construction sociale et expose en conséquence la première à un certain nombre de dérives. Une première dérive trouverait son origine dans le mouvement du système interétatique (les «Etats-Unis du monde») qui aurait tendance à la soumettre à ses logiques diverses. La construction étatique manquant d'ancrage social, ayant de la peine à se donner des objectifs propres ou à investir ceux dominants, serait livrée à la gravitation autour du mouvement des intérêts dominant le système interétatique. Une autre dérive tiendrait des mouvements de la construction étatique et de la construction sociale vis-à-vis l'un de l'autre. Plutôt qu'un rapport d'intégration, c'est un rapport de désintégration qui se mettrait en place, comme celui que peuvent entretenir un Etat rentier et une société rentière sans détour de production et que nous pourrions caractériser comme un rapport d'extraction-destruction. L'Etat ne peut construire la société que si la société qui le porte envisage de partager son projet avec le reste de la société. (Je distingue les sociétés spécifiques de la société nationale ou globale). Ensuite il ne dépend pas seulement de l'Etat et de la société qui le porte mais aussi de conditions externes, plus globales encore, pour qu'un tel projet et qu'un tel partage puissent se réaliser (conditions internationales de l'autonomie de décision). Car la construction étatique ne porte pas en elle-même le principe de sa dynamique, contrairement à la société (particulière ou globale) qui le porte. C'est donc le projet d'une société qu'elle porte, société qui peut partager ou non son projet avec l'ensemble de la société. Dans le dernier cas, sauf pour celui colonial où cela était explicite, le rapport de l'Etat à la société comme rapport d'une société particulière à l'ensemble de la société sera occulté. L'occultation du processus de décision national ne peut être justifiée par les rapports internationaux et les positions dans l'espace international avant d'être légitimé par ce rapport interne. Car les deux rapports (rapport au système interétatique et rapport à la société) ne sauraient se confondre. Enfin parce que la rente établit l'Etat dans un rapport d'extériorité vis-à-vis de la société (et non dans un rapport d'intériorité) et que la société qui le porte tend à reproduire, elle rend difficile une insertion performante dans le système interétatique et l'espace mondial du fait de cette autonomie de l'Etat vis-à-vis de la société et de cette absence de conversion de la rente (sphère de la distribution étatique) en capital (sphère de la production sociale). Dernière chose qui se perçoit très bien dans la place qu'occupe le capital humain dans l'investissement social. Il faut se rendre compte aujourd'hui que la conversion de la rente en capital passe par le capital humain. Car le capital physique est incapable d'assurer à lui seul la conversion de la rente en capital. On l'observe suffisamment dans la réalité: l'«accumulation du capital physique» ne se transforme pas aujourd'hui de lui-même, (s'il l'a jamais été), en processus d'accumulation du capital: nos entrepreneurs s'apparentent davantage à des rentiers qui s'adaptent au processus de distribution de la rente. On peut se demander donc si il ne faut pas rendre son autonomie au processus de construction de la société, ou plus précisément étudier séparément les problèmes et difficultés que rencontrent les deux processus, aussi importants l'un que l'autre quant à la construction de leur ensemble, avant d'aborder ceux et celles concernant l'ensemble. Aujourd'hui, on peut constater combien l'économie et la géopolitique peuvent compliquer les problèmes des deux constructions qui s'obstinent à se confondre. En Europe pointe une réalité que l'on croyait appartenir au passé du monde, celle de l'Etat multinational. Si avec la société industrielle des XIXe et XXe siècles, il semble que la forme nationale ait pu dominer avec succès les constructions étatique et marchande européennes (aussi pourrait-on dire qu'à l'ère européenne, «l'Etat-nation s'est donné le monde»), cela ne semble plus pouvoir être le cas aujourd'hui. Il semblerait donc que nous entrions dans une nouvelle époque où constructions sociale et étatique soient portées de nouveau à se séparer, particulièrement si l'on relève la nouvelle séparation de l'économie et de la société, du fait de la globalisation de la première. La viabilité mais surtout la performance des différentes constructions se rapportent à leur capacité à se transformer en sujet de leur activité. Leur unité dépend de leur érection en sujet de leur activité, de leur capacité à user de la première personne du singulier. Capacité qui est de plus en plus associée à leur appartenance à un collectif en mesure de dire je, parce qu'en mesure de reconnaître ses identités multiples. Si donc la tendance est à la séparation du politique, de l'économique d'une part et du social de l'autre, si on peut ajouter que les unes vont comme élargissant leur échelle, les autres vont comme en resserrant la leur, on peut dire que c'est vers l'émergence de nouveaux problèmes que nous allons qui risquent de rendre les anciens insolubles si nous n'y prenons pas garde (aussi peut-on parler de production d'ordre au centre qui soit production de désordre à la périphérie). Face aux difficultés et problèmes que posent la constitution des nouveaux sujets, des nouveaux ensembles et unités (ou leur dynamique si nous n'y consentons pas) viendront s'ajouter ceux de leur coordination (si nous y consentons). Ne pas affronter ces difficultés consiste à refuser à se transformer en acteur de la dynamique, à se résigner à n'être qu'un instrument des acteurs de la dynamique globale, à faire de l'Etat une construction dépendante des puissances du système interétatique. Pour terminer cette petite contribution, j'aimerai illustrer mon propos de manière un peu plus précise. Certaines sociétés souffrent d'un désordre destructeur (car tout désordre ne l'est pas) considérable. Il faut attribuer ce désordre à mon sens à la production de ce nouvel ordre mondial qu'elles subissent largement: elles ne s'y adaptent pas, n'en profitent pas, n'y participent pas. De plus le pôle occidental (ou le monde qu'il représente vaudrait-il mieux dire pour ne pas encourager le ressentiment) a opté pour une politique de cantonnement de ces «sociétés dangereuses» lorsqu'il n'en a pas fait son champ de combat contre les nouveaux pôles et acteurs du monde émergent. Sa dynamique propre le porte à soumettre le reste du monde à ses besoins qui ne cessent de croître et de le marginaliser dans sa confrontation avec les candidats à un nouveau partage. Vouloir jouer de la compétition entre les deux pôles (comme nous l'avons fait dans le passé avec les blocs) ne doit pas nous épargner d'avoir une vision propre et de permettre à des intérêts occultes de gérer une telle compétition. Ce principe me paraît d'autant plus important que ce que j'appellerai pour le moment pôle chinois, ressemble davantage à un «occident de l'occident» (je pense en particulier à la valeur travail, à laquelle on se rend compte avoir beaucoup trop cru et d'une mauvaise manière), comme il a été dit à un certain moment du Japon, et par conséquent porteur d'une dynamique encore plus dissolvante pour les autres sociétés d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Pour pouvoir développer une vision propre, il faut donc revaloriser l'espace des valeurs communes (anciennement celui de la «société nationale») qui ne peut plus se confondre avec celui d'une société en particulier et à partir duquel l'Etat comme partie du système interétatique de gestion du monde (et de son économie en particulier) pourra prendre en charge les intérêts et les valeurs des diverses sociétés par lequel celles-ci pourront appartenir au monde, y adhérer et éviter d'être marginalisées quant à leur devenir.
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