Algérie

L'ENTRETIEN DE LA SEMAINE Mme AMEL BELKACEMI, ENSEIGNANTE-CHERCHEUSE À L'ENSET D'ORAN, AU SOIRMAGAZINE :«La fête de soutenance de fin d'études est telle une coupe symbolique qu'on lève en l'honneur d'une famille»


A l'occasion de la soutenance de fin d'études universitaires, les répétitions, les préparatifs, le stress ne concernent étrangement pas l'étudiant qui s'apprête à soutenir, mais la fête qui y suivra. Commande de gâteaux aux amandes de préférence, sortir les plus beaux services à café, thé, jus, choisir minutieusement les boîtes ou les assiettes pour les gâteaux, adresser des invitations à la famille, aux proches et amis… Le tout filmé souvent par des professionnels. Mais pourquoi de tels scénarios se répètent à chaque soutenance de fin d'études ' D'où vient cette tendance ' Quelle utilité, quel message social peut bien transmettre ce «rituel» de fin d'études ' Mme Amel Belkacemi, enseignante-chercheuse à l'Ecole normale supérieure d'enseignement technologique d'Oran (Enset), répond à nos questions.
Soirmagazine :Pourquoi fête-t-on la soutenance de fin d'études en organisant une grande collation '
Mme Amel Belkacemi : Les mémoires couronnent tout un cycle de formation. Les étudiants sont appelés à produire un travail individuel ou en binôme. Souvent, ce moment rime avec faire ses preuves. C'est une véritable occasion qui leur donne la possibilité d'être, et qui dit être dit «l'être social». Peut-être cela est dû au fait que leur identité professionnelle n'est pas interpellée seule, mais aussi leur identité personnelle qui est requise, évoluant dans une logique pédagogique de cursus qui les cloître dans l'univers de l'université, la dernière année de formation leur ouvre en principe les portes sur la société, leur univers quotidien, via des stages pratiques, d'où l'autonomie et les choix qui vont avec hérités ou innovés soient-ils… Ce moment auréole toute un cursus, un voyage fait d'apprentissage et le consacre enfin membre actif de la société. Les soutenances de fin d'études sont ainsi synonymes d'un passage à la vie d'adulte (professionnelle). Le moment de la collation où tout le monde est invité en témoins est peut-être le rituel nécessaire au passage.
Pourquoi les proches se sentent autant concernés par la soutenance de fin d'études en organisant une fête '
Si l'on part du principe que ce moment est un rite, les adultes sont là pour apporter leur soutien moral et physique. Déjà en étant témoin de ce moment de passage (la reconnaissance de ce changement), ils apportent la confirmation que ce moment s'est bel et bien déroulé mais aussi, de par leur présence, ils lui insufflent la force nécessaire, le futur employé y puisera motivation, énergie vitale à la confiance en soi.
De nos jours, la collation prend des airs de grandes festivités, de concurrence pour la meilleure fête, comment expliquer ce fait '
Quel en est le message social ' Qui dit message sociétal, dit société. Société dite dans des formes plus ou moins codifiées avec ses références, modèle intériorisé, inconscient collectif, valeurs, croyances, représentations, culture, idéalisations et mythes sur ce que devrait être la réussite sociale… L'extase profonde des aînés qui se réalise aussi via l'individuel qui, chez nous, n'est que miroir du collectif. La collation est une coupe symbolique qu'on lèvera en l'honneur d'une famille, d'un clan, ou d'un sous-groupe, reconnaissance de sa réussite à porter un des leurs, de même qu'elle est aussi reconnaissance et fierté envers ce membre. Ce moment peut aussi être synonyme, pour les uns, de «bonheur» qui dit que «la roue tourne», mais pas n'importe comment. Une collation peut aussi renvoyer la parabole des complexes intériorisés par le groupe d'infériorité ou de supériorité. Hélas, dans une société où l'avidité se nourrit d'un modèle de réussite préfabriquée… Réussir vite et à n'importe quel prix ! La réussite exige des stratégies d'intelligences qui, souvent, ne riment plus avec efforts et patience, valeurs nécessaires à tout protagoniste débutant dans sa vie d'adulte. Elle n'est que la preuve qu'apporte un groupe par la notion même de «la plus grande fête», les meilleures commandes de buffet», qu'il a su être intelligent et porter très vite et à n'importe quel prix l'un des leurs… J'aime beaucoup votre concept quand vous dites, «la collation prend des airs», car à l'ère des airs tout est dans les airs… quoique question citoyenneté, on ne construit que désert lorsque l'on se refugie dans l'apparence.
Pourquoi «les organisateurs» réservent-ils une table d'honneur exclusivement pour les membres du jury. Pourquoi ne se joignent-ils pas simplement à la fête '
Se plaçant ou placés, il n'en reste pas moins que les membres du jury sont les juges qui octroient la note et évaluent le satisfecit et par`là même détiennent le pouvoir dans la symbolique.
L'idée de la meilleure fête de soutenance semble se transformer en concurrence entre les étudiants et leurs familles. Où en est le travail de fin d'études dans tout cela '
Tout à fait, si la société tend à perdre ses valeurs valorisantes au profit d'autres plus factices, nous devons nous attacher à nous sortir de cette ornière de compétition malsaine : le travail n'est pas valorisé. On s'intéresse beaucoup plus au produit fini, à savoir le mémoire, qu'aux étapes de la démarche qui mène à sa réalisation. Justement, au sein de notre équipe de recherche, nous nous penchons sur la question du stage comme moment de formation d'une identité des futurs fonctionnaires. Ce moment, de par le paradigme qui le traverse, favorise-t-il la créativité du «formant» ou est-ce un moment où recette et consommations de modèle sont maître-mot '
Pensez-vous que ces fêtes feront partie pour toujours de la fin de cérémonie de soutenance de fin d'études ou s'agit-il d'une tendance qui finira par s'essouffler '
La fête en elle-même peut être synonyme de bonheur, mais le bonheur doit être mérité et pas juste une illusion qui fait échapper à l'emprise des frustrations. Apprendre nécessite parfois, dans la douleur, le désapprendre. Il y va de notre responsabilité à tous de tenter de changer les cultures, en changeant les pratiques réelles de notre propre culture de travail. Le savoir-devenir est une affaire de savoir-être, l'université ne saurait se borner à inculquer savoir et savoir-faire. Pour que ces pratiques s'essoufflent, il faudrait peut-être insuffler la prise de décision via la prise de conscience. Par exemple, nous gagnerons à repenser les paradigmes. En effet, il y aurait transfert et impact si les étudiants utilisaient ce moment de la rédaction du mémoire et mettaient en œuvre ce qu'ils ont acquis en formation initiale ou sur le terrain. Sans doute que mieux mesurer l'efficacité du mémoire (les étudiants acquièrent-ils à la fin de la formation les compétences qui étaient visées par les objectifs de formation '), le transfert (ces étudiants, mettent-ils en œuvre les compétences acquises lors de la formation '), et l'impact de la formation (les nouvelles compétences des étudiants permettent-elles de faire évoluer l'organisation ')
Un dernier mot...
J'aime bien la citation de Paul Watzlawick qui dit que «de toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu'il n'existe qu'une seule réalité». La réalité du terrain fait que notre réalité semble être triste mais elle sera autre si nous conjuguions nos efforts pour en construire une autre. Pour inventer peut-être un autre sens, un autre rapport à soi et au monde. Il faudrait qu'on se penche beaucoup plus sur les modalités d'évaluation des mémoires : quand et comment le mémoire participe-t-il à la construction identitaire, à la construction d'un «je», à la construction des significations à partir desquelles on peut se penser comme acteur d'une profession et ainsi participer aujourd'hui à innover la société de demain.
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)