Algérie

L'engagement d'un poète



Par : Assia Kacedali
Professeur de littérature comparée à l'université d'alger
"La révolution, Kateb la fait par les mots, par un travail avec et sur une langue qui, à l'origine, lui est étrangère, et à partir de laquelle il forge sa propre langue reconnaissable entre toutes. Si la femme est régulièrement présente dans son œuvre, la situation du colonisé et sa lutte est une des préoccupations constantes de l'écrivain."
C'est toujours avec une certaine émotion et un réel plaisir que je relis l'œuvre de Kateb que j'avais découvert il y a maintenant plusieurs années alors que j'étais en terminale. Comme beaucoup de lecteurs qui se sont plongés une première fois dans ce roman devenu mythique, Nedjma, ce fut à la fois de l'embarras et de la sidération. Ce roman si surprenant par sa forme éclatée parlait d'amour et de notre histoire présente et passée, deux sujets jamais exempts de violence, de heurts, de conflits. Comme dit le poète Aragon, "il n'y a pas d'amour heureux", sachant que ce dernier s'adresse dans ce poème à Elsa, la femme aimée, ainsi qu'à la patrie meurtrie au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, comme Kateb dans son roman parle de cet amour inaccessible et de cette Algérie colonisée qu'il a au coeur et qu'il a à coeur de restituer dans toutes ses composantes. Sa conscience politique et sa ferveur révolutionnaire et patriotique se forgent très tôt dès sa participation aux manifestations du 8 mai 1945 à Sétif, suivie de son incarcération pour trois mois dans les geôles coloniales où il écrira Soliloques, première matrice de toute l'œuvre à venir.
Deux ans plus tard, il se rend à Paris. Il a à peine dix-huit ans et il fait à la salle des Sociétés savantes une conférence intitulée "Abdelkader et l'indépendance algérienne". On a du mal à imaginer comment ce jeune homme venu d'ailleurs, d'une autre culture, eut l'audace de venir développer devant des personnalités, des intellectuels français la thèse de l'algérianité au sens où lui l'entendait et celle de la nation algérienne indépendante. Il faut imaginer l'effet de ce discours qui prenait le contre-pied des discours des partisans de la colonisation, les seuls qui parvenaient aux oreilles des métropolitains qui n'étaient guère informés autrement pour la plupart de la question coloniale. Kateb prend le contrepied du discours civilisateur colonial et revisite l'histoire.
Il fait alors un portrait inédit et valorisant de l'Emir Abdelkader : homme de culture et d'action, résistant épris de liberté et de justice, combattif et loyal. Il déconstruit, non sans ironie, les préjugés et les stéréotypes véhiculés sur l'émir et sur les Algériens. Par là-même, il dénonce le parti pris et l'œuvre mystificatrice des historiens de la colonisation, "ces fonctionnaires de l'histoire" au service du pouvoir dominant et de son idéologie.
Ainsi, si Kateb prend la parole en public pour sensibiliser l'opinion française à une autre représentation de la réalité algérienne à travers cette figure emblématique de la résistance, il continue d'œuvrer en ce sens à travers ses écrits littéraires. Dans El Moudjahid culturel du 4 avril 1975, il réaffirme qu'"il fallait toucher suffisamment de gens pour leur montrer ce qu'était l'Algérie, même de loin, qu'ils aient une idée à travers la littérature de ce que pouvait être l'Algérie".
Son entrée dans la littérature a été fortement déterminée, comme il ne cesse de le répéter, par sa participation aux événements du 8 Mai 1945 et sa rencontre amoureuse avec sa cousine. Ce sont les deux étincelles qui mettront le feu à la poudre d'intelligence de ce grand poète qui saura comment combiner le discours politico-historique et le discours amoureux dans son œuvre pour insuffler à celle-ci cette âme qui la maintient toujours vivante. Sa lutte dans les textes littéraires s'effectue à deux niveaux : au niveau de l'esthétique romanesque particulièrement et au niveau du point de vue porté sur l'Algérie.
Nedjma, une œuvre singulière
Sa formation littéraire commence très tôt, au sein même de sa famille ; l'expression poétique, le jeu théâtral étaient des formes de communication courantes avec sa mère, et entre ses parents. Puis la lecture des poètes français du 19e siècle mais surtout des poètes maudits tels Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Lautréamont vient enrichir son expérience poétique et séduire l'adolescent par le caractère rebelle, anticonformiste, voire marginal de ces derniers. Aussi n'est-il pas étonnant que Kateb entre en littérature par la poésie. Quant à Nedjma, son premier écrit classé par défaut comme roman par les éditeurs, est lui-même en bien des parties poème. En fait, ce roman a dérouté bien des lecteurs à sa parution en 1956, et même les éditeurs du Seuil à l'époque en ont reconnu la singularité par rapport aux autres œuvres algériennes éditées jusque-là.
En effet, il ne correspond pas à un roman classique, ni par la structure d'ensemble, ni par le traitement des personnages, ni par l'enchaînement des événements. Combien de fois le lecteur non averti a dû revenir quelques pages en arrière pour se retrouver dans toutes ces voix qui se superposent, perdu parfois entre séquences réalistes et séquences fantasmatiques. Quelques années plus tard, Le Polygone étoilé dont "chaque fois les plans sont bouleversés" est encore plus perturbant, et Kateb y joue avec tous les genres.
Structure fragmentée, discontinue, heurtée, qui assure le dynamisme de ces œuvres et laisse sourdre le caractère tourmenté du poète, son déchirement entre quête amoureuse personnelle, quête passionnée de la liberté et affirmation identitaire dans toute sa diversité. Toute son œuvre dès ses premiers poèmes d'adolescent (1947 Loin de Nedjma et 1948 Nedjma ou le poème ou le couteau) est traversée, habitée par une figure féminine dont la construction poétique au fil des textes se complexifie sémantiquement grâce aux multiples signifiants qui font d'elle un personnage surréel.
La révolution, Kateb la fait par les mots, par un travail avec et sur une langue qui, à l'origine, lui est étrangère, et à partir de laquelle il forge sa propre langue reconnaissable entre toutes. Si la femme est régulièrement présente dans son œuvre, la situation du colonisé et sa lutte est une des préoccupations constantes de l'écrivain. Kateb n'est pas ce poète isolé du reste du monde. Il est à l'écoute des événements politiques, des discours ambiants, il a fait l'expérience de la répression lorsqu'il a rejoint spontanément son peuple pour revendiquer justice et liberté, il côtoie les milieux ouvriers, les chômeurs à Alger comme à Paris, il fréquente les milieux intellectuels et politiques, il participe avec Dib à Paris à des conférences sur la situation coloniale en Algérie. Il est ainsi dans l'action. Trop de non-dits, trop de falsifications, mais aussi trop de misère, d'injustice et d'atteinte à la dignité humaine l'amènent à l'écriture. L'événement déclencheur est, comme il l'a souvent répété, la manifestation du 8 Mai 1945, et Kateb est le seul écrivain de sa génération à en témoigner de façon aussi explicite et aussi poétique à un moment où l'Algérie est en pleine guerre de Libération.
Mais il le fera avec l'élégance et le talent de l'artiste et en fin analyste des réactions contradictoires des divers acteurs : détermination du peuple exploité prenant conscience de la nécessité de se rebeller. "Et la foule se mit à mugir (...) Plus de discours, plus de leaders, de vieux fusils hoquetaient, au loin des ânes et les mulets conduisaient loyalement notre jeune armée, y avait des femmes à nos trousses, et des chiens et des enfants. Le village venait tout entier à notre rencontre, les gens avaient bien changé, ils ne fermaient plus les portes derrière eux (...)"
À une Algérie, peuplée prioritairement de colons, représentée dans les écrits des écrivains de la colonie, je pense évidemment aux nouvelles de Camus Noces, L'Eté, L'Exil et le Royaume et bien sûr à son roman L'Etranger. Kateb donne à lire une Algérie où les deux communautés sont présentes dans toute leur diversité et leur complexité. En nommant les Algériens, en les faisant parler et agir, il les place sur la scène de l'Histoire dont ils ont été exclus. Ce ne sont plus des ombres silencieuses en retrait ; ce sont des sujets agissants, réagissant aux humiliations, aux injustices infligées par le colon : confrontation violente entre le contremaître et le manœuvre sur le chantier, meurtre de l'entrepreneur par un ouvrier pour venger la maltraitance que le maître exerce sur sa bonne. Kateb rend au colonisé la parole dont il avait été privé et met à jour ce qui ne se dit pas dans les discours officiels et dans la propagande coloniale faisant l'apologie de la colonisation, ceux que l'on n'entend pas dans les écrits des écrivains français. Ainsi met-il en scène, au sens théâtral du terme, le conflit colonisé/colonisateur que les affrontements de Mai 1945 rappellent tragiquement.
La prise de conscience populaire et la répression sont présentes dans l'ensemble de son œuvre sous forme tragique, comme dans Le Cadavre encerclé, sous forme poétique et narrative comme dans Nedjma, sous forme narrative et épique dans Le Polygone étoilé. C'est ce nouveau point de vue que Kateb inscrit dans ses œuvres, à savoir la réalité des rapports conflictuels colonisé/colonisateur. Dib l'avait fait aussi dans sa trilogie, mais dans une forme apparemment moins dérangeante et moins percutante, mais qui révélait tout aussi bien la prise de position de l'écrivain dans cette période politique charnière d'éveil de la conscience révolutionnaire, ainsi qu'une poétique singulière qui allait s'affirmer dans les œuvres des cycles ultérieurs.
Ainsi, c'est bien en réponse à des écrivains de l'Ecole d'Alger et en particulier à Camus, qu'il admirait néanmoins, que Kateb met en œuvre dans ses romans poétiques et épiques, comme dans ses pièces de théâtre une conception de la littérature perçue comme combat, sans que jamais ses écrits se confondent avec une œuvre à thèse ou de propagande. Poésie et politique ne font qu'un pour lui et il n'adhère pas à "ce purisme chez les intellectuels qui sont horrifiés de voir le politique déboucher en force dans la poésie" (El Moudhahid culturel, n°156 du 4 avril 1975).
Restituer à son pays une Histoire, une mémoire
Son entreprise de restituer une Algérie plus authentique ne se limite pas à mettre en texte des événements de l'Histoire contemporaine dans lesquels les colonisés ont une place de premier plan. Il va, en effet, remonter plus loin dans le temps pour démontrer que l'Algérie a une autre Histoire que celle construite pour les besoins de la cause colonialiste par Louis Bertrand par exemple, père du mythe d'une Algérie latine, ou bien par Camus, auteur de cette Méditerranée utopique qu'il associe lors de sa conférence faite à la "Maison de la culture" d'Alger en 1937 à "un pays vivant, plein de jeux et de sourires", à "la Patrie" définie de façon déconcertante comme "un certain goût de la vie".
Pour répondre à ceux qui affirmaient que l'Algérie n'avait pas d'Histoire, l'écrivain remonte le temps pour restituer à son pays une Histoire et donc une mémoire. La retraite au mont Nadhor dans Nedjma est symbole de cette quête des origines de la tribu de Keblout. Cet ancêtre mythique est associé aux Beni Hilal, dont le geste vient rappeler une constante dans la résistance aux multiples envahisseurs.
En convoquant ces deux ancêtres, c'est l'ascendance arabo-berbère qu'il affirme. De grandes figures historiques de cette résistance sont également ressuscitées dans Le Polygone étoilé : l'émir Abdelkader, chef guerrier à "la popularité croissante", qui inquiète le commandant français. Par ailleurs, ce dernier reconnaît en lui "un adversaire plus subtil qu'on ne l'imagine". Ainsi, l'émir devient une figure emblématique de la résistance face aux Français. De même, Jugurtha apparaît en filigrane dans des passages au ton épique chaque fois que sont évoquées Cirta et Hippone, ces deux cités numides. Ainsi, Kateb réplique entre autres à Camus, qui écrivait dans L'Eté qu'Alger, Oran, Constantine étaient "des villes sans passé".
Quant à la dimension africaine de l'Algérie, Kateb la revendique souvent. Peut-on la déceler dans la présence du nègre au Nadhor, lieu des origines de Keblout ' Le nègre ne se proclame-t-il pas lui-même descendant de Keblout ' Enfin, la totémisation de l'ancêtre qui apparaît sous la forme d'un aigle dans les œuvres poétiques et théâtrales ne réfère-t-elle pas à la culture africaine '
Histoire et mythes se confondent et leur portée symbolique permet à l'écrivain de déconstruire la thèse du primitif dénué de culture. L'œuvre que nous a laissée Kateb est une œuvre inspirée et inspirante ; chacune de ses relectures nous fait découvrir des zones d'ombre encore inexplorées.
Si elle nous séduit encore et si elle est toujours d'actualité, c'est qu'elle fait partie de ces œuvres, comme l'écrit Edouard Glissant dans sa préface au Cadavre encerclé, qui "veulent pénétrer la réalité de la manière la plus souterraine et ne la communiquer qu'en ces endroits de pointe, en ces n'uds sensibles que seuls les poètes ont le pouvoir de déceler et de cerner".


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