Algérie

L'enfance n'est pas un destin



L'enfance n'est pas un destin
Edouard Louis a 21 ans. Etudiant à Normale sup, il se prépare à devenir sociologue et a déjà publié, aux Presses universitaires, un essai sur Pierre Bourdieu. Mais c'est un autre livre, En finir avec Eddy Bellegueule, qui vient de le rendre célèbre(1). Ce «roman» se lit à la fois comme une histoire singulière, celle d'un enfant maltraité par ses parents, et comme un reportage effarant sur la France profonde, où les stéréotypes les plus éculés sur ce qu'est un homme, une femme, sur les Arabes, sont encore très vivants et très largement partagés. Le tableau de cette famille, semblable à tant d'autres, dans un petit village que rien ne distingue des autres, est d'autant plus percutant qu'il n'est pas agressif : le jeune écrivain raconte son enfance comme s'il racontait celle d'un autre. Froidement. Le regard distancé qu'il porte sur lui-même et ses proches n'en est que plus impitoyable.«De mon enfance, je n'ai aucun souvenir heureux». Le malheur d'Eddy, c'est d'abord son nom, Bellegueule, qui fait rire et déclenche des quolibets, mais c'est surtout son allure et ses «manières» : mince, la voix aiguë, la démarche ondoyante, il aime revêtir les jupes de ses s?urs, jouer avec leurs poupées et a horreur du football. Il ne fait pas homme et dans ce petit village de Picardie, où être un homme, c'est être un dur, fort en gueule, toujours prêt à cogner, c'est impardonnable. Sa mère se désole d'avoir mis au monde une «gonzesse» et ses condisciples en font un souffre-douleur : chaque jour, il reçoit sa ration d'injures, de coups, de crachats. Honteux d'être ce qu'il est, humilié, il ne se plaint pas et pendant les récréations ne résiste pas aux jeunes brutes qui le frappent. Se plaindre, mais à qui ' Certainement pas à son père, ouvrier, brave homme «au fond», mais s'identifiant, comme ses «copains» d'usine et de bistrot, à l'image classique de l'homme. S'il éprouve de l'affection pour les siens, il ne le montre pas.Colérique, il cogne volontiers et boit beaucoup, comme tous les hommes du village. S'il n'a personne à battre, il frappe les murs. Tout le monde, d'ailleurs, se bat dans cette famille, le frère aîné «tape» sa s?ur, n'hésite pas à frapper son père qui a tout juste le temps, un jour, de l'empêcher de frapper sa mère. Forte femme, la mère d'Eddy quitte l'école à 15 ans, est enceinte à 17. «Tout se passe comme si, dans le village, les femmes faisaient des enfants pour devenir des femmes, sinon elles n'en sont pas vraiment. Elles sont considérées comme des lesbiennes, des frigides». Comme la famille est pauvre, la mère d'Eddy s'occupe des personnes âgées, jusqu'au jour où son mari découvre, furieux, qu'elle gagne plus que lui et lui interdit de travailler. Restent 700 euros par mois pour 7 personnes : en cachette, pour n'être pas vue des voisins, la mère s'approvisionne aux «Restos du c?ur». Triste vie, où les repas ne représentent pas un moment de détente ? «C'est l'heure de bouffer !» (crie le père). Quand, des années plus tard, je dirai dîner, mes parents se moqueront de moi : «Comment il parle l'autre, pour qui il se prend ' ça y est, il va à la grande école, il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie.»La seule «philosophie» que la famille apprécie est celle de la «télé», allumée en permanence et qui, avec ses niaiseries américaines et ses grivoiseries gauloises, apporte à la famille sa seule nourriture «intellectuelle». Amers, frustrés, les parents d'Eddy compensent leurs manques par des réactions racistes : «Les sales bougnoules, quand tu regardes les infos tu ne vois que ça, des Arabes. On n'est même plus en France, on est en Afrique? Tu sais, ce sont les pires, les Algériens, ils sont beaucoup plus dangereux que les Marocains.» C'est dans ce milieu-là qu'Eddy a grandi. Rejeté et constamment rudoyé. S'efforçant d'être comme les autres ? d'être vu avec des filles, par exemple ? mais n'y parvenant pas. Sa chance ' L'école. Il admire ses enseignants et s'attire leur sympathie par la qualité de son travail. La directrice du collège, où il fait du théâtre, insiste pour qu'il fréquente le lycée d'une grande ville voisine : ce sera son salut.Des critiques ont reproché à Edouard Louis le tableau, très sombre, qu'il fait de sa famille et du milieu ouvrier. «Mais c'est la réalité !», répond-il à ses détracteurs. Son tour de force est de dévoiler, sans haine, une réalité sinistre qui se dénonce d'elle-même. Faire entendre ceux qui parlent comme ils parlent, dans la langue des dominés ? une langue pleine de fautes, de vulgarités et de grossièretés ? est en soi-même accablant. La dernière leçon que nous donne Eddy est que l'enfance, si dure soit-elle, n'est pas un destin, qu'un individu peut toujours réagir et trouver en lui-même, comme dans son entourage élargi, la possibilité d'échapper aux contraintes de son milieu. Edouard Louis en a brillamment fini avec Eddy Bellegueule, et c'est un message de liberté qu'il adresse à ses lecteurs.




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