Algérie

L'empyrée n'est jamais bleu ou une mise à nu de la présence ottomane en Algérie



La scène se passe au XVIIIe siècle dans un petit village de Kabylie, Tamda, situé dans la vallée du Sebaou. Le pays est depuis longtemps sous occupation turque. L'empire ottoman a déployé ses ailes sur l'Algérie depuis près d'un siècle. Avec tout ce que cela suggérait comme mainmise et lois scélérates imposées par les deys et les caïds sur les autochtones, pressés comme des jus lors des collectes d'impôts deux fois par an. En automne, pour les récoltes de l'été comme le blé, l'orge, les raisins, les figues sèches, et au printemps, pour l'huile d'olive, principalement.La collecte des impôts se fait toujours avec force et gesticulations par les caïds, lesquels se font escorter par les janissaires, des esclaves d'origine européenne et initialement de confession chrétienne avant leur conversion à l'islam, constituant l'élite de l'infanterie de l'armée ottomane, qui servent, sans aucune foi, les beys, les deys et les caïds en écrasant les autochtones considérés comme des êtres inférieurs, pour ne pas dire autre chose.
L'empyrée n'est jamais bleu est un cri de révolte contre l'oppresseur, mais surtout contre cet ordre hiératique qui a toujours été imposé par les Ottomans de la Sublime Porte, lesquels, au nom d'une religion, l'islam, écrasent l'autochtone avec le sacro-saint ordre de verticalité, qui réduit l'autochtone à l'état d'esclavage, de soumission et d'asservissement. Mais face à cet ordre longtemps établi, l'auteur, qui est indigné et qui le traduit tout au long de son récit, oppose une autre vision, une autre façon de vivre, puisée de cette culture ancestrale. Celle qui existe depuis des millénaires chez ces premiers habitants de cette contrée, les Amazighs.
Au village Tamda, et malgré toutes les lois imposées par cette logique de verticalité qui n'est pas faite pour discuter ni dialoguer mais juste pour être obéie sans rechigner, des villageois, comme Idir Agama N'Tudert, le sage du village qui échappe à cette vision imposée par les zaouïas et la religion, ce libre penseur et quelques-uns de ses semblables tentent de vivre d'une manière si naturelle avec la terre, avec les arbres, les animaux, etc. Idir Agama N'Tudert vit en symbiose avec la nature et les siens.
Et avec sa sagesse, il est devenu un chef malgré lui. Un chef dans le sens noble de l'horizontalité, celle qui s'oppose à cette verticalité propre aux Turcs, leurs deys, leurs beys, les caïds et leurs janissaires, et enfin, leurs affidés, comme Si Ahmed, ceux parmi les autochtones qui décident de rejoindre l'autre clan, d'être de l'autre côté de la barrière, qui vivent dans des villages mais qui constituent les yeux et les oreilles de l'étranger.
Tous ces corsaires sont perçus par les autochtones comme étant des tyrans et eux-mêmes se servent sans retenue de leur rang, tant social que religieux, pour imposer leur domination et la perpétuer.
L'auteur illustre cette image lors de l'une des descentes punitives des Turcs, le caïd et ses janissaires pour punir Aqavach dont le tort est d'avoir servi humblement avec son petit esprit, certes, mais avec sa force herculéenne, la belle Thiziri, qui l'a recruté pour aider son unique garçon, Amenzou, trop frêle à cause de son jeune âge, à travailler la terre, après l'arrestation de son époux Idir Agama N'tudert.
«Les villageois sont encerclés de partout. Les janissaires, fiers de leur force bien armée à laquelle presque rien ne peut s'opposer, expriment avec des regards enragés et enflammés et des mouvements agressifs un sentiment d'impatience qui attise leur profond désir de frapper, de faire gicler du sang pour tuer. Mais à Tamda, les villageois, même dans la faiblesse, ont aussi leur fierté. Ils attendent patiemment et, même dans les affres de la peur, ils ne montrent aucun signe de soumission. Ils connaissent si bien cette angoisse qu'ils refusent dignement toute forme de docilité et d'abaissement.» (p.58)
A mesure que l'on avance dans le récit, somme toute très captivant, l'auteur rappelle à chaque fois cette opposition entre la verticalité propre aux Turcs et leurs affidés qui se comptent parmi les zaouïas, gardiennes de la foi musulmane et qui enseignent le Coran aux autochtones qui ne comprennent rien à l'arabe ni à la religion, d'ailleurs. Des autochtones, considérés par les représentants de la Sublime Porte et les protecteurs de l'Islam comme des êtres inférieurs, juste bons pour la collecte de l'impôt biannuel qui va remplir les stocks des magasins du dey d'Alger. Des autochtones qui ont leur propre mode de vie, leurs propres croyances, basées sur l'horizontalité, sur le respect mutuel et le respect de tout ce qui vit, respire, bouge et sent. Y compris et surtout l'animal, comme ces b?ufs à qui Idir «parle» avant d'entamer la campagne des labours de son champ ; un véritable rituel propre aux autochtones. «Il (Idir) prend une motte de terre sèche et, chaleureusement, la met sur les têtes de la paire de b?ufs, ses fidèles compagnons parmi tous les animaux domestiques. Puis, tendrement, il pose sur le front de chaque b?uf un baiser (...). Il leur gratte tendrement les oreilles, puis, en leur parlant, leur souffle des mots gentils comme un petit chant poétique de comptine.» (pages 13,14)
Cela se passe dans un village kabyle typique, où l'auteur a pu rassembler, grâce à l'oralité mais, également, à certaines traditions surtout culinaires qui ont traversé les âges sans se travestir toutes sortes de jeux ancestraux, les méthodes de chasse des lièvres, des hyènes, des grives migrateurs, les labours traditionnels, les semailles d'une manière collective ou twiza, le conditionnement des céréales, de l'huile, des figues, des fèves, le drainage des eaux depuis les sources de montagne. Mais plus que tout, les rites, comme Amagar N Tefsouth (L'accueil du printemps), qui se fait dans un air de fête par tous le villages mais aussi, Anzar (dieu de la pluie) avec tous les rituels exécutés afin de l'implorer pour le retour de la pluie après une sécheresse.
Un rite que l'auteur oppose sciemment et malicieusement à l'autre prière de rogations, sur laquelle le caïd insiste pour faire tomber la pluie, mais sans résultat.
Et le tout, en rendant un hommage particulier à la femme kabyle, avec sa bravoure et sa témérité, bien représentée par Thiziri, la femme de Idir ; qui réussira à s'évader du harem du caïd et à fonder, très loin de Tamda, en l'absence de son époux toujours en prison au bagne d'Alger en compagnie de Da Meziane N Tifra, un autre village appelé par la communauté rassemblée Aqerrou N Thiziri, en hommage à Thiziri et son époux, Idir, qui s'évadera, lui aussi, du bagne d'Alger en compagnie de Da Meziane.
En somme, un roman, plein de faits historiques, alliant l'intrigue romanesque, les données sociologiques de deux visions de la vie, l'une basée sur l'horizontalité et l'amour mutuel et communautaire, et l'autre, la verticalité où la religion s'invite sournoisement tant elle est associée à des êtres qui en font les légataires, et au nom de laquelle ils asservissent et détruisent tout ce qui est sur leur passage. Il s'agit de l'époque ottomane présentée pour la première fois sous son vrai visage, un visage de colonisation, méprisant et avilissant un peuple en le réduisant au stade de l'esclavage. Un voyage dans le temps, une reconstitution des plus fidèles d'un village kabyle, son animation avec ses joies et ses peines, son mode de vie, son organisation sociale qui n'a rien à envier aux sociétés modernes et démocratiques, où la décision est toujours prise après concertation.
L'auteur Mohamed Remita, qui a choisi un pseudonyme «Asrad Tazert N Tanit», en hommage à sa langue maternelle, tamazight, et aussi tamazgha à travers Tanit, la déesse nourricière d'Afrique du Nord, est un licencié en lettres arabes, au temps où l'école algérienne était bilingue et où la langue de Molière côtoyait allégrement celle d'Al Mutanabbi. Mohamed Remita, un parfait quadrilingue (arabe, français, anglais et tamazight), qui lit beaucoup, tant sur l'histoire que sur des choses de la vie et autres concepts philosophiques, enseigna longtemps la langue arabe avant de devenir proviseur d'un lycée. Grâce à ses diverses lectures, son intelligence mais, aussi, le milieu dans lequel il a grandi, la Kabylie, et les événements qu'il a vécus en tant qu'étudiant à Tizi-Ouzou, le Printemps berbère d'avril 1980, Mohamed Remita a fini par s'affranchir de la pensée rétrograde et prisonnière, illustrée dans le roman par le personnage Achour, qui est «le résultat d'une éducation hiératiquement verticale suivie dans la zaouïa (...) basée absurdement sur un apprentissage par c?ur sans aucun discernement» (p. 235), alors que pour Idir, chaque roman est en quelque sorte une partie de notre biographie, disait l'autre, et face à cette conception hiératique, il y a «notre référence qui est seulement terrestre, actuelle et active, (...) opposée à leur vision, rattachée constamment au Ciel pour en faire un immense empyrée qu'ils utilisent sans cesse pour perpétuer des hommes, (...) plus sanctifiés que historiques» (p. 238). En somme, un empyrée qui n'est, pourtant, jamais bleu...
Depuis 2009, Mohamed Remita vit entre les USA et l'Algérie. C'est entre ces deux pays qu'il donnera naissance à son premier roman qu'il compte faire suivre par d'autres. L'empyrée n'est jamais bleu : un roman bien inspiré de l'histoire du pays, très bien écrit, avec un verbe talentueux et beaucoup d'allégories. Un roman qui sonne comme un cri du c?ur, une rage de dire...
A lire absolument !
Y. Y.
L'empyrée n'est jamais bleu de Asrad Tazert N'Tanit
Editions Imru, Tizi-Ouzou. 302 pages. Mars 2020. Prix public : 700 DA


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