Algérie

L'empreinte, récit de la guerre d'Algérie de Claude Schmitt, Témoignage - Éditions Actes Sud, Paris 2004



L'empreinte, récit de la guerre d'Algérie de Claude Schmitt, Témoignage - Éditions Actes Sud, Paris 2004
Présentation

"Derrière les carreaux constamment embués des petites fenêtres je regardais le camp étendu sous un ciel bas, menaçant et gris, en me demandant s'il faudrait sortir, angoissante idée. Les ornières d'eau noire glacée qui couraient en tous sens sur l'esplanade attestaient que les camions ne renonçaient pas à tracer les voies de notre destin..."

Extrait

LA LUNE

La clarté trompeuse de la lune, écrit Tacite. Le camp avait été installé sur un piton relativement plat mais où la lune créait toutes sortes d’embûches. Les contours agrandis des tentes approfondissaient des zones d’ombre où l’inattentif rencontrait les plus naïfs pièges : fils tendus, boîtes de conserve vides qui roulaient sous le pied et tintinnabulaient dans la nuit peuplée de cent bruits silencieux : celui-là éveillait soudain les autres, qui lui répondaient.
L’officier s’arrêtait, retenait son souffle, tendait l’oreille à un écho qui s’affaiblissait, puis reprenait sa ronde. Autour de la vaste esplanade dont le mât du drapeau indiquait le centre se dressaient des maisonnettes basses – deux petites fenêtres de chaque côté d’une porte à un seul battant – aux parpaings apparents et où le peu de crépi qui se voyait de place en place accentuait le caractère inachevé et provisoire de la construction : car on avait bâti pour une durée indéterminée – mais non interminable.
Les officiers et sous-officiers de la compagnie logeaient dans ces bâtiments que la troupe qui casernait sous de vastes tentes délavées et puantes avait dressés en un rien de temps, pressée par des exigences le plus souvent comminatoires. Maintenant l’officier passait devant le mess où la lueur du fourneau mettait un signe de vie, toute une vie qui allait bientôt surgir en se frottant les yeux alourdis de sommeil de ces tentes qui semblaient parfois, quand le vent soufflait, devoir s’enlever dans les airs comme un ballon soudain rempli de son gaz ou tel un spinnaker gonflé emporter le terrestre vaisseau du camp pourtant solidement amarré.
Il continuait de descendre la légère pente et se trouvait enfin le long de la clôture de barbelés où couraient des fils électrifiés dont l’efficacité n’avait pas encore été éprouvée. La zone était calme après avoir été, quelques années auparavant, plus mouvementée. Désormais les “événements” semblaient se passer ailleurs mais nul ne pouvait prétendre qu’un regain d’activités fût improbable. Probabilité qui demeurait du reste à la discrétion des rebelles.
L’officier s’approchait de la clôture et souriait en pensant que ce qui le séparait de ceux d’en face n’avait pas même la faculté de stopper une balle non plus que de le cacher aux jumelles de leurs “choufs” qui du matin au soir (la nuit les guetteurs n’étaient pas moins vigilants) surveillaient les allées et venues de la compagnie. Il était vain de songer à échapper à leur vigilance, toute sortie étant repérée – de nuit comme de jour – et il n’était pas rare que leur surveillance se manifestât on eût dit ironiquement par des gestes ou des cris de colline à colline et la nuit par des feux intermittents et fugaces.
La lune dans son plein éclairait les collines alentour, creusait les vallées d’oueds, allongeait les ombres des arbres ; l’œil croyait à tout moment voir et ne voir pas quelque chose, la pupille s’agrandissait en se fixant sur un point qui allait se mouvoir, mais non l’œil l’avait perdu, il ne distinguait plus rien si ce n’est deux objets désormais au lieu d’un ou bien de petites lumières tournoyantes qui disparaissaient parce que la paupière s’était rabattue un instant afin de dissiper l’illusion. Tout près une casemate herbue arrondissait son dos comme un chameau affaissé sur le sable. Des ronflements montaient dans le silence. Les corps succombaient à l’engourdissement. Une sérénité tendre envahissait le camp.
L’officier se dirigeait vers le premier poste de garde. C’était la dernière ronde avant le lever du jour. Les sentinelles étaient transies et tendues. Elles se retournaient brusquement au bruit des pas de l’officier comme si le danger pût les saisir par-derrière. Pourtant il n’était pas possible d’être surpris. Arrivé auprès du poste de garde l’officier toussait afin que le son familier réveille la conscience de la sentinelle aux aguets et n’ajoute pas une terreur de plus à celles que prodigue insidieusement une nuit de garde. Mais ils ne parlaient pas. L’officier demeurait un moment silencieux, debout, à regarder sans voir dans la nuit éclatante comme pour signifier au soldat que lui aussi il avait part à la sécurité de ceux qui reposaient.
Le jeune garçon le sentait-il ? Il détournait un instant son regard intense vers l’officier et avait un sourire qui signifiait – peut-être : maintenant que nous sommes deux, ça va mieux.

LE CAMP


Le désœuvrement des hommes atteignait à de la grandeur.
Montherlant


Le jour se levait enfin. Le premier bruit qui parvenait à pénétrer le sommeil inexpugnable des hommes était l’entrechoquement des gamelles à la cuisine. Peu après ils apparaissaient dans l’ouverture de la tente-dortoir, bâillants, ébouriffés, et se dirigeaient vers la tente-réfectoire où les attendait pour quelques minutes impatientes le préposé au petit-déjeuner. Les quarts métalliques se remplissaient d’un liquide brunâtre à peine fumant que l’habitude et le peu d’exigence de ces hommes assimilaient aisément à du café.
Au mess des officiers serait réservé le café moulu (devant eux) et préparé avec soin. Bien que l’emploi du temps du lendemain fût fixé chaque soir, il ne laissait pas d’être adapté aux surprises de l’heure. C’est ainsi que la journée qui commençait aurait dû être consacrée au convoiement de prisonniers au quartier général d’A… Le contrordre avait saisi les hommes au réveil, empêchant ceux d’entre eux qui eussent sacrifié la lavasse du matin à un rab de sommeil de “coincer la bulle” surnumérairement… La journée s’étendait alors devant eux aussi désespérément vide qu’une voie de chemin de fer où aucun train ne passe plus.
Certains, tout à l’heure, rien ne pressant, descendraient à l’oued et peut-être se baigneraient-ils ; d’autres que les corvées d’usage allaient employer tout de même une partie de la matinée remettaient à l’achèvement de leur besogne le programme de l’après-midi ; des officiers en chemise et tête nue bavardaient à l’entrée de leurs chambres ; d’autres attablés au mess débouchaient leur première bière et commençaient leur première partie de cartes. Des jeux de boules faisaient leur apparition.
Des soldats allaient de droite à gauche puis de gauche à droite… Vu d’en haut, de cette modeste colline où l’officier avait grimpé dès qu’il avait reçu le contrordre, le camp paraissait la dérisoire enclave qu’il était : bâti sur un piton aride au flanc duquel il avait fallu creuser un chemin poudreux afin que les véhicules y eussent accès ; maigrement protégé par deux rangées de barbelés ; coiffé de toutes parts, sauf sur le côté où s’ouvrait la vallée de l’oued, par des collines plus élevées qu’il était impossible de garder en permanence à cause de l’effectif déjà réduit de la compagnie – il était surprenant qu’il n’eût pas encore été enlevé par les rebelles.
Mais leur stratégie s’accommodait de la fixation en un point déterminé d’une fraction de la présence ennemie – pour laquelle l’essentiel était justement la présence. L’officier s’était dressé un instant au sommet de la colline ; du camp on aurait pu le voir faire des gestes sibyllins, des mimiques inexplicables : il tâchait depuis un moment d’étendre sur le sol une couverture malgré le vent qui contrariait sans arrêt son innocente intention. Puis il avait pu s’allonger et bientôt s’était endormi. Dans les lointains des clochettes tintaient. Un poudroiement s’élevait sur les pistes.


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